15 avr. 2013

La Morale et la Terreur

Le sens du discernement et de la mesure seraient-ils en passe de faire les frais de la crise de nerfs provoquée, chez les princes qui nous gouvernent, par la dette qui enfle, le chômage qui grimpe et la récession qui s’installe malgré les remèdes de cheval imposés aux citoyens désorientés que nous sommes ? A défaut de peser concrètement sur le cours d’une économie globalisée, dont le fonctionnement échappe plus que jamais aux décrets et aux règlements nationaux, nos dirigeants, de quelque bord qu’ils soient, persistent à s’enivrer du secret plaisir de fabriquer des lois de circonstance pour se donner l’illusion de conjurer l’impuissance. Nous vivons une époque formidable. Les aveux récents de Monsieur Cahuzac à propos de ses comptes étrangers non déclarés et la révélation quasi concomitante des placements exotiques d’un conseiller de l’Elysée, ancien trésorier de campagne du président de la République, et hop ! voici qu’on nous annonce tout à trac une « loi de moralisation de la vie publique », intitulé qui sonne aux oreilles d’un pays éberlué comme l’aveu implicite que morale et vie publique dorment rarement dans le même lit. Ce dont en vérité, hormis les idéalistes indécrottables et ceux qui ignorent les constantes historiques, peu d’entre nous doutaient encore. Il faut s’y faire, une démocratie n’est pas plus une école de morale que, selon le mot de Mao, une révolution n’est un dîner de gala. Heureusement, à l’exception peut-être des émules affadis de l’Incorruptible, toujours prompts à voir le vice généralisé de la classe dirigeante derrière les turpitudes de quelques individus, nul ne songe plus sérieusement à imposer la Vertu par la Terreur, si ce n’est à coup de balai. Il y a néanmoins des mots qui tuent ou, au minimum, font frémir d’indignation. Qu’un Etat, soucieux du respect de l’égalité de ses citoyens devant la loi et du redressement de ses finances publiques, érige la transparence des responsables politiques et la lutte contre la fraude fiscale en double impératif catégorique ne peut que susciter l’adhésion. Que son chef dénonce en toute bonne conscience, au nom d’une morale démocratique immanente, les mystérieuses « dérives de l’argent, de la cupidité et de la finance occulte » pour préparer l’opinion à l’avènement d’une législation qui, par certains aspects, s’affranchira des grands principes fondateurs du droit républicain est, en revanche, inadmissible. Comme l’a souligné le sociologue Pierre Birnbaum, ces expressions font écho à la vieille rhétorique haineuse sur le « mur de l’argent », les « ploutocrates » et les « 200 familles », propos de tribune répétés à l’envi au cours des années 1930 qui finirent par saper la cohésion sociale au moment où, à la veille d’un conflit que les plus clairvoyants jugeaient inéluctable, la Nation aurait du se rassembler. Même si, en dehors de l’usage récurrent de ces formules de style assassines, les époques ne sont guère comparables, désigner des boucs-émissaires à la vindicte populaire reste hélas, aujourd’hui encore, un moyen commode pour justifier le patinage d’une politique de défi à la réalité du monde tel qu’il va.

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27 nov. 2012

Paix pour le Nobel

La bonne foi oblige à s’étonner que l’attribution du prix Nobel de la Paix de l’année 2012 à l’Union européenne (UE) ait pu susciter de telles polémiques. Enoncer, à l’instar du Comité Nobel, que la construction européenne a fait passer "un continent en guerre à un continent en paix" et que "l'Union et ses précurseurs ont contribué pendant soixante ans aux progrès de la paix et de la réconciliation, de la démocratie et des droits de l'homme en Europe" est un truisme aussi aveuglant qu’affirmer qu’il fait jour à midi. La surprise vient plutôt du fait qu’il ait fallu attendre tant d’années pour voir enfin récompenser les efforts de pacification continentale réalisée sur la base du libre consentement des nations entrepris au lendemain d’une seconde guerre mondiale dont l’Europe fut à la fois le foyer d’origine et le théâtre principal de toutes les abominations. Dans le camp des eurosceptiques de tout poil, on s’est empressé de dénoncer ce choix avec des arguments plus ou moins bien troussés. D’improbables juristes y ont même vu une "illégalité" puisque, selon son testament, Alfred Nobel n’aurait envisagé de ne récompenser que l’action en faveur de "la fraternisation des peuples, l'abolition ou la réduction des armées permanentes ainsi que pour la formation et la diffusion de congrès de la paix". Or, pour le Bureau International de la Paix, l’UE ne chercherait pas à procéder à une démilitarisation des relations internationales et ses membres "justifieraient la sécurité basée sur la force militaire et livreraient des guerres plutôt que d'insister sur le besoin d'approches alternatives." Dans le concert des dénonciations, la palme de l’ironie version française revient peut-être au coprésident du Parti de gauche pour qui l’Institut scandinave mériterait le prix de l'humour noir. "Certes, a-t-il déclaré avec sa verve tribunicienne, l'Union européenne a garanti la paix aux marchés financiers, aux spéculateurs et aux profits bancaires, mais ne mène-t-elle pas une guerre contre les peuples qui la composent et leurs droits sociaux ?" La construction européenne n’a manifestement pas résolu tous les problèmes que posent aux nations, de la Grèce au Portugal en passant par l’Irlande ou l’Espagne, l’économie mondialisée et les cortèges de chômeurs qu’elle provoque ; les hoquets de la monnaie unique sont loin d’être réglés ; le modèle institutionnel européen reste à parfaire pour que les peuples éprouvent enfin l’enthousiasme qui leur manque pour adhérer pleinement à l’idée, parfaitement incongrue il y a soixante ans, que l’Europe est leur avenir commun. Rien n’empêche d’ailleurs de penser que l’attribution du prix à l’UE a été voulue comme un encouragement vers plus de convergence et d’intégration, particulièrement sur les plans budgétaires et fiscaux, pour résoudre la crise de l’euro. Néanmoins force est d’admettre que cette aventure inouïe, fondée sur un système de solidarités économiques et la prééminence du droit sur la force, pensée par une poignée d’hommes aussi inspirés que Monet, Schuman, Churchill, Adenauer ou de Gasperi, constitue une rupture radicale avec les logiques mortifères de domination impériale sans précédent dans l’histoire de l’humanité. En dépit de ses imperfections, le résultat n’a d’ailleurs pas de quoi faire rougir. "Contre ma volonté, écrivait Stefan Zweig en 1941 dans sa préface au « Monde d’hier », j’ai été le témoin de la plus effroyable défaite de la raison et du plus sauvage triomphe de la brutalité qu’atteste la chronique des temps ; jamais […] une génération n’est tombée comme la nôtre d’une telle élévation spirituelle dans une telle décadence morale." De fait, brisée par deux guerres fratricides suicidaires, ruinée au point de ne devoir, en Occident, son salut qu’à l’aide économique et militaire des Etats-Unis, divisée en deux par l’orgueil hégémonique de Staline légitimé par les conquêtes de l’Armée Rouge, l'Europe de 1945 était vouée à n’être plus que le champ clos des rivalités des superpuissances nucléaires. De ce désastre absolu produit par cette "effroyable défaite de la raison" est pourtant né un projet inédit forgé par une extraordinaire victoire de la raison, dont le pouvoir d’aimantation a fini par abattre les dernières dictatures fascistes et communistes du continent. A l’heure où, en Asie, en Afrique et au Proche-Orient, les revendications territoriales et les conflits ethniques ou nationaux attisent les tensions et se règlent dans le sang, l’exemple européen valait bien, pour le moins, cette distinction tardive. ...

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14 sept. 2012

Du bon usage des symboles...

Dans la théorie générale des symboles proposée par le philosophe américain Nelson Goodman à propos du langage de l’art, l’unité des discours à travers lesquels nous nous rapportons au monde tient plus au mode de fonctionnement des systèmes symboliques qu’à l’existence d’une réalité unique sous-jacente. Forgée pour la musique, cette définition peut être, sans trop d'effort, transposée au gouvernement de la Cité et au registre des valeurs qui forment son arsenal d’images symboliques. Voyons un peu. Si la révolution numérique qui a donné naissance à de nouveaux métiers constitue un indubitable progrès sur le plan de la productivité, il est tout aussi peu discutable qu’elle est à la source de la destruction de nombreux secteurs économiques et de leurs emplois. Internet a ainsi quasiment étouffé l’édition musicale, naguère si florissante, tandis que la presse traditionnelle n’en finit pas d’agoniser. A ce propos, on sait que dans le domaine de l’information financière il existe désormais des outils informatiques capables de générer automatiquement des articles en ligne à la veille de l’annonce des résultats des grandes entreprises ; alimenter un logiciel en statistiques permet à l’ordinateur d’un magazine comme Forbes de générer en quelques secondes des articles parfaitement lisibles, lui permettant ainsi de remplacer ses journalistes par des robots. Ce n’est qu’un début, de telles applications pouvant bientôt voir le jour dans des domaines comme la culture, le droit ou la médecine d’où l’intelligence artificielle était exclue ou reléguée à la marge. N’empêche, privé de nombre de ses anciennes prérogatives progressivement transférées à une technocratie supranationale, le politique laisse accroire qu’il pèse encore sur le cours des choses en imposant des mesures à caractère symbolique à une société groggy, endolorie par une crise dont elle perçoit mal l’origine et les responsabilités, et dont les remèdes proposés lui paraissent inefficaces. A une époque où l’avènement des pays émergents condamne des pans entiers d’activité industrielle en Europe, la substitution du conquérant intitulé de « redressement productif » à la dénomination du ministère de l’industrie relève, malgré le volontarisme prométhéen affiché, de cette catégorie. Il en va de même pour la taxation à 75% des revenus supérieurs à un million d’euros par an dont chacun sait qu’elle n’aura qu’un impact infinitésimal sur le rétablissement des finances publiques (de 200 à 250 millions de recettes fiscales par an, dit-on, pour un besoin de l’ordre de 10 milliards supplémentaires), a fortiori si l’assiette de l’imposition sort rétrécie des arbitrages budgétaires. En contraignant les plus fortunés de nos concitoyens à donner, bon gré mal gré, l’exemple de la solidarité, le nouveau chef de l’Etat n’a pas échappé à l’esprit du temps, modelé par l’image, manière de réaffirmer inconsciemment son extrême et déroutante « normalité ». A sa décharge, reconnaissons qu’à l’heure de l’austérité, inavouée mais généralisée, le spectacle offert par une classe d’hyper-riches, largement produite par l’extraordinaire essor de la finance au cours de la décennie 1996/2006, vivant et prospérant en lévitation au-dessus des contingences matérielles et morales de leurs contemporains, ne lui permettait pas de faire l'économie de ce symbole. A l’ère des migrations, de l’internationalisation des entreprises et des échanges et de la fusion rampante des vieilles nations européennes, parions qu’en appeler au patriotisme de papa pour retenir les « élites » mondialisées dans l’étroit quadrilatère de frontières obsolètes ne sera pas suffisant et qu’une bonne politique exigera davantage que l'usage de symboles.

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30 avr. 2012

Leçon norvégienne

Mettre un malfaiteur en puissance hors d’état de nuire avant qu’il n’ait commis son crime, l’idée n’est pas nouvelle. Dans la Washington du futur de Minority report, le film de Steven Speilberg, la criminalité a été éradiquée grâce aux visions de trois médiums, désignés par le terme precogs pour "précognitifs", humains en état de stase utilisés par les agents de la Precrime pour prédire les crimes et empêcher à temps leurs auteurs potentiels d’agir. Ces prophètes d’un nouveau genre, annonciateurs et dénonciateurs comme ceux de la Bible, révélaient l'heure du méfait, le nom de l'agresseur et celui de la victime, mais les autres informations sur le crime à venir ne pouvaient être obtenues qu'en décryptant, à l’aide d’ordinateurs utilisant une interface de réalité virtuelle, les indices donnés par les images relayées par les precogs… L’arrestation préventive n’est pas qu'un scénario de science-fiction, c’est le rêve de toute bonne police. Mais les hallucinations de voyants ne suffisant pas à administrer la preuve de l’intention criminelle d’un individu, le législateur a du se contenter d’ériger en infraction (hautement) punissable des comportements suspects comme la consultation habituelle de sites pédopornographiques, au moins autant pour tarir le marché que parce qu'en tout internaute coutumier du fait sommeille un pédophile susceptible de passer à l’acte... C’est le même principe qui sous-tend le projet de loi adopté par le Conseil des ministres, le 11 avril dernier, dans la foulée des annonces faites par le président de la République. Sitôt Mohamed Merah, le jeune djihadiste se réclamant d’Al Qaïda auteur des sept meurtres commis à la mi-mars à Montauban et à Toulouse, identifié puis abattu par le Raid, ce texte a été opportunément sorti des cartons, au beau milieu d’une terne campagne électorale. Selon le ministre de la justice, le projet vise notamment à renforcer la prévention du terrorisme en ciblant la catégorie des "loups solitaires" agissant en marge des réseaux organisés, par la traque des habitués des sites internet faisant de la provocation au terrorisme ou l’apologie d’actes de terrorisme. Une infraction à connotation prédictive, en somme, à la répression de laquelle devrait être affectée une brigade de precogs d’un genre plus prosaïque, policiers ou gendarmes spécialisés travaillant à scruter la Toile sur leurs écrans d’ordinateur. Comme en matière de tourisme sexuel, cette loi permettra aussi de poursuivre et de condamner tout individu de nationalité française ou résidant habituellement en France qui se rendra à l'étranger pour suivre des travaux d'endoctrinement à des idéologies conduisant au terrorisme et participera à des camps d'entraînement. Sans attendre, donc, qu'il commette son forfait en France. Les règles de procédure et de poursuite de droit commun, ainsi qu'une partie des moyens d'investigation de la lutte anti-terroriste, pourraient ainsi devenir applicables si, après les élections législatives du printemps, le Parlement votait ce projet. Rien de moins sûr toutefois puisque certaines voix autorisées ont déjà fait savoir que, "sans évaluation préalable des lois existantes, ce texte pourrait se révéler inutile, inefficace, voire contre-productif." Sans prendre parti dans un débat qui relève d’abord des spécialistes et pose de nombreux problèmes, tant en matière de définitions qu'au regard des libertés fondamentales protégées par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, cette nouvelle bouffée législative invite à méditer la leçon norvégienne. Face aux outrances d’Anders Breivik, l’ultra-nationaliste jugé pour le meurtre de 77 personnes commis le 22 juillet 2011 à Oslo et sur l’île d’Utoya, qui n’hésite pas à faire un grotesque salut nazi au début de chaque audience et n’exprime apparemment aucune compassion à l’égard de ses victimes, regrettant seulement de ne pas en avoir fait davantage, la Norvège oppose sans barguigner respect, décence et dignité. Et une confiance non mesurée en son Etat de droit qui, pour ses citoyens, doit en toutes circonstances être capable de surmonter ses épreuves sans céder à la tentation de renoncer à ses principes démocratiques pour vaincre la barbarie.

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26 déc. 2011

Le bal des vaines croyances

Les turbulences persistantes dans la zone euro, la pression des agences de notation et des marchés financiers, l’affaire des eurobonds et la réflexion autour du rôle de la BCE n’en finissent pas d’exacerber les anciennes querelles. Sur fond de mondialisation galopante, la construction européenne et les concessions qu’elle exige, spécialement sur le plan budgétaire, ravivent presque partout sur le Vieux continent la question quasi ontologique de la sacro-sainte souveraineté nationale. Paraphrasant le général de Gaulle qui, au cours d’une fameuse conférence de presse, raillait ceux qui, selon ses termes, sautaient sur leur siège comme des cabris en criant « Europe, Europe, Europe », on voit que, en période électorale le plus souvent, il ne manque jamais de brailleurs professionnels pour scander sur le mode incantatoire "souveraineté, souveraineté, souveraineté", toujours prêts à déraper dans la surenchère du quant-à-soi et du chauvinisme.

La position inflexible du gouvernement allemand, arquebouté sur ses principes d’orthodoxie budgétaire, a ainsi donné lieu, de la part de nos tribuns au petit pied, à quelques raccourcis historiques déconcertants. Comparer la chancelière à Bismarck, voire implicitement au Führer en personne en évoquant, à propos du résultat d’un énième sommet franco-allemand, la funeste rencontre de 1938 à Munich est imbécile et injurieux, surtout pour les rescapés de la furie nazie. Pour certains, il faut sans doute en faire des tonnes dans le registre guerrier pour exister. Comme d’autres l’ont déjà dit, ces outrances sont d’autant plus injustes et paradoxales que la puissance économique de l’Allemagne, résultat des réformes réalisées aux forceps par ses gouvernements successifs au cours de la dernière décennie, ne l’enivre ni ne l’entraîne pour autant à s’aventurer tête baissée sur le terrain militaire pour montrer ses muscles. Lui prêter des intentions hégémoniques, alors que la bonne foi oblige à constater qu’elle contribue sans doute plus que d’autres au sauvetage de l’euro, n’est donc qu’un mauvais procès aux relents nauséabonds.

Ce néo-bellicisme de papier relance une fois de plus le débat manichéen opposant souverainistes et mondialistes, les premiers étant censés protéger les nations et leurs traditions derrière leurs murs et leurs frontières, les seconds les exposer à tous les vents en les aliénant à la tyrannie des marchés dont la loi serait imposée par des institutions bureaucratiques supranationales non élues oublieuses des particularismes des peuples et de la démocratie représentative qui nous est chère.

Stigmatiser les « abandons de souveraineté » auxquels des dirigeants faibles ou étourdis auraient consenti au bénéfice de la technocratie bruxelloise constitue aujourd’hui le fonds de commerce de tous ceux qui, à droite et à gauche, rêvent de redonner du lustre à la vie politique en restaurant une espèce de volonté populaire enchantée. Dans un essai publié il y a dix ans, La Démocratie inachevée, le sociologue et historien Pierre Rosanvallon dénonçait déjà le tableau idyllique de nos souverainistes où les figures héroïques de Jeanne d’Arc à de Gaulle en passant par les soldats de l’An II, Napoléon et Clémenceau occupaient le premier plan. Faute de circonstances exceptionnelles propres à faire éclore les héros de cet acabit, seules des batailles et des résistances imaginaires peuvent, aux yeux de nos anti-capitulards contemporains habités par leurs fantasmes de grandeur, permettre de penser la démocratie. Or ce souverainisme est pris au piège de ses présupposés sur les voies d’expression de la souveraineté du peuple. Celle-ci n’est cependant ni fixe ni invariable, et il serait gravement erroné de croire qu’on pourrait la rétablir, telle que conceptualisée à partir des Lumières, en annulant les décisions ayant conduit à sa dilution progressive. L’histoire des deux derniers siècles enseigne que la détermination des formes du gouvernement représentatif a varié au fil du temps et que le peuple, trop facilement assimilé à la nation, n’est ni un sujet évident, ni un bloc sans faille uni par nature et surplombant en lévitation la difficulté toujours posée par les formes politiques de la démocratie et ses profondes modifications sociologiques.

A l’inverse, il serait illusoire de croire avec les mondialistes, béats ou résignés, qu’il n’y aurait rien à inventer sur les formes pertinentes d'expression de la démocratie, et qu’il suffirait de transposer au niveau européen voire mondial des institutions nationales bien rôdées pour régler les problèmes de gouvernance que l’élargissement de l’espace économique et l’évolution de l’idée de citoyenneté obligent à résoudre. Chaque jour qui passe montre que cette croyance est tout aussi vaine, et qu’il est urgent de changer de paradigme en faisant l’effort de penser une nouvelle démocratie adaptée aux enjeux et à l’échelle de notre temps.

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9 oct. 2011

Le prix de la justice

Si l’argent ne fait pas le bonheur, il alimente bien souvent les plus ardentes polémiques. La dernière à agiter le petit monde de la justice où, comme chacun le sait, les « indignés » de toute nature pullulent plus qu’ailleurs, n’est liée ni à un énième rebondissement sur les généreuses libéralités de Madame Bettencourt, ni à une nouvelle révélation sur l’identité des bénéficiaires des grosses rétrocommissions pakistanaises ou saoudiennes, ni même à l’étonnant réquisitoire en forme de plaidoirie prononcé par des procureurs bienveillants dans une affaire d’emplois fictifs mettant en cause un ancien chef de l’Etat anosognosique. Non, la révolte gronde à propos d’un article fraîchement introduit dans le Code général des impôts au numéro 1635 bis Q qui instaure une contribution de 35 euros pour l’aide juridique… ...

En dépit des apparences, la question n’est pas tout à fait sans importance. L’argent manque depuis toujours cruellement dans le budget de la justice, et plus encore depuis la réforme de la garde à vue qui nécessite une augmentation des – faibles - ressources affectées à l’aide juridictionnelle. Aussi, à la faveur de la loi de finances rectificative pour 2011 adoptée le 29 juillet dernier et du décret du 28 septembre suivant, il a été décidé que toute personne désireuse d’engager une procédure civile, commerciale, prud'homale, sociale ou rurale devant une juridiction judiciaire ou administrative doit, à partir du 1er octobre 2011, acquitter cette contribution sous peine de voir son action déclarée irrecevable. Il va de soi que quelques exceptions à la règle générale ont été prévues, qui tiennent, selon les cas, à la qualité du demandeur à l’instance, à la juridiction saisie, ou encore à la nature de la procédure. Ainsi, sont dispensés de cette contribution l'État lui-même et les personnes – de plus en plus nombreuses – qui bénéficient de l'aide juridictionnelle. Y échappent également les actions engagées devant la Commission d'indemnisation des victimes, le juge des enfants, le juge des libertés et de la détention et le juge des tutelles. Enfin, en sont exonérés les contentieux du surendettement des particuliers, les procédures collectives de redressement et de liquidation judiciaires des entreprises, les recours administratifs contre les décisions individuelles portant sur le séjour des étrangers en France et le droit d'asile, le référé liberté devant une juridiction administrative, les demandes de protection devant le juge aux affaires familiales et certaines procédures concernant les listes électorales. Pour les spécialistes, on ajoutera que lorsqu'une même instance donne lieu à plusieurs procédures successives devant la même juridiction, elle ne sera versée qu'au titre de la première d’entre elles.

Vent debout, des organisations professionnelles de magistrats et d’avocats s’opposent néanmoins à cette nouvelle taxe au nom de l’accès au droit de tous et de l'égalité des citoyens devant la loi sans distinction d'origine, de race ou de religion. Malgré les droits de procédure et autres frais d’enrôlement destinés à financer le fonctionnement des greffes des tribunaux, malgré les droits fixes, proportionnels ou progressifs existant qui varient selon la nature de la procédure ou de la décision rendue, la gratuité de la justice demeure formellement un principe cardinal sur lequel on ne plaisante pas dans notre bonne République. C’est pourquoi le Conseil d’Etat a été saisi d’un recours formé par le Conseil National des Barreaux, qui représente plus de 50.000 avocats, soit autant de collecteurs d’impôts plus ou moins réfractaires en puissance.

Quoi qu’il en soit, il faudra bien se résoudre à sortir tôt ou tard d’un système qui postule comme un credo suranné que le service public de la justice ne doit pas avoir de coût pour l’usager, mais seulement pour l’Etat déjà surendetté. Sauf à vouloir maintenir ce service public – régalien s’il en est - dans une situation d’indigence matérielle déshonorante qui ne peut que nuire à sa qualité. L'intérêt du justiciable vaut peut-être bien un effort, si ce n'est une petite entorse aux grands principes..

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14 juin 2011

L'oeil, la paille, la poutre

Sortie pathétique d’un commissariat de police de New York sous les flashs des photographes et les caméras de télé, menottes dans le dos, du Directeur général d’une grande institution financière internationale... Images de sa première comparution devant le tribunal, visage mangé par une barbe naissante, regard fatigué par des heures de garde à vue, chemise ouverte sous l’imper noir, air d’un vieux parrain de la mafia pris au piège de la police... Vague déferlante de déclarations indignées sur le lynchage médiatique de l’illustre suspect, les décennies de réclusion criminelle encourues, la détention provisoire avant la remise en liberté sous caution assortie d’un contrôle judiciaire digne d’un gangster de haut vol... Pour faire bonne mesure, quelques mots enfin de compassion à l’égard de la plaignante, victime supposée d’une ignoble agression sexuelle... Délires complotistes "abracadabrantesques" pour tenter d’expliquer l’inexplicable dévissage d’un candidat putatif à l’élection présidentielle auquel l’Olympe semblait promis par les sondages... C’est désormais un fait : les affaires de justice donnent aujourd’hui un carburant inépuisable à la presse et augmentent ses tirages autant qu’elles alimentent conversations et fantasmes en tout genre....

Dans le lot des commentaires entendus ou lus ici ou là à l'occasion de l'"Affaire DSK", les doctes considérations sur les mérites comparés des procédures pénales française et américaine en matière de respect de la présomption d’innocence permettent de vérifier qu’on voit toujours mieux la paille dans l’œil de l’autre que la poutre dans le sien. Car sur la question de la présomption d’innocence, pourtant inscrite en lettres d’or à l’article 9-1 de notre code civil, la France revient péniblement du diable vauvert. En témoigne la révolution récente de sa législation sur la garde à vue, inlassablement assaillie par les juges et les avocats comme une sinistre bastille.

Il aura en effet fallu attendre la condamnation de la France, après celle de la Turquie, le 14 avril 2010, par la Cour européenne des Droits de l’homme sur le fondement de l’article 6 de la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’homme et des Libertés fondamentales (CESDH), qui pose le principe de la présomption d’innocence et du droit de chacun à un procès équitable, pour que les choses commencent à bouger dans ce domaine ultra sensible. Saisi d’une QPC (la fameuse "question prioritaire de constitutionnalité"), le Conseil constitutionnel devait alors, le 30 juillet 2010, déclarer non conformes à la Constitution les dispositions de notre code de procédure pénale sur la garde à vue de droit commun au motif que l’équilibre entre les nécessités de la prévention des atteintes à l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions, d’une part, et l'exercice des libertés constitutionnelles, d’autre part, n’était pas respecté. La Chambre criminelle de la Cour de cassation apporta sa pierre à l’édifice en énonçant à son tour, le 19 octobre 2010, que « sauf exceptions justifiées par des raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l'espèce », et non à la seule nature du crime ou délit reproché, toute personne soupçonnée d'avoir commis une infraction devait, dès le début de la garde à vue, être informée de son droit de se taire et bénéficier, sauf renonciation non équivoque, de l'assistance d'un avocat. Ces principes viennent d’ailleurs d’être rappelés par de nouveaux arrêts rendus par cette même Chambre le 31 mai 2011.

C'est ainsi qu'avec la réforme promulguée le 14 avril 2011, entrée en vigueur le 1er juin, à laquelle le législateur a du se résigner sous la pression judiciaire, il est désormais prévu qu'en France, en règle générale (car il y a des exceptions pour certains types d'affaires), toute personne peut bénéficier, dès le début de sa garde à vue et tout au long des interrogatoires, de l'assistance effective d'un avocat. On ajoutera qu’en lendemain de la publication de ces nouvelles règles de procédure, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, statuant sur des affaires concernant des étrangers en situation irrégulière, a, aux termes de quatre décisions rendues le 15 avril 2011, dit que non seulement que le régime actuel de la garde à vue sans avocat était contraire à l’article 6 de la CESDH, mais encore que ce texte était immédiatement applicable. L'Assemblée plénière a ainsi pris le contrepied du Conseil constitutionnel et de la Chambre criminelle qui avaient accepté, pour ne pas « porter atteinte au principe de sécurité juridique et à la bonne administration de la justice », c'est-à-dire pour ne pas perturber le déroulement des enquêtes en cours, que soient différées au 1er juillet 2011 au plus tard les nouvelles modalités de la garde à vue. A la surprise générale, les avocats ont fait leur entrée dans les hôtels de police, où ils n'étaient jusque là tolérés que pendant quelques minutes, pour y faire enfin leur métier.

Ces changements radicaux intervenus au cours de ces derniers mois nous semblent les bienvenus. Mais lorsqu’on sait que la loi conserve au procureur de la République le rôle principal et l'essentiel du pouvoir de décision au stade initial de l’enquête, qui échappe ainsi largement aux juges du siège, on mesure le chemin à parcourir, et les batailles qui restent à mener, pour mettre en harmonie le droit français avec celui des autres démocraties européennes. Quant à voir ici, comme aux Etats-Unis, un homme suspecté de viol, interpellé dans le cadre d'une enquête de flagrance, remis en liberté sous caution au nom de la présomption d’innocence, c'est encore bien prématuré...

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21 mars 2011

Réflexions sur les révolutions "2.0."

Qui n’a pas été stupéfié par la vitesse avec laquelle les régimes arabes réputés ancrés dans un autoritarisme apparemment increvable ont vacillé sur leur socle ou carrément chuté comme en Tunisie et en Egypte ? Qui ne s’est pas émerveillé de voir s’effondrer des dictatures bâties sur l’intimidation, la corruption, la prévarication et la confiscation des richesses par des familles dirigeantes et leurs obligés devant le grondement de leurs populations enfin sorties, avec courage, de la torpeur dans laquelle les avait plongées une trop longue servitude? Qui, dans les cénacles intellectuels, dans les colonnes des journaux, sur la blogosphère ou dans les bistros n’a pas philosophé sur le rôle majeur d’Internet et des réseaux sociaux comme vecteurs de mouvements aussitôt baptisés Révolutions « 2.0 », capables de convoquer des foules entières devant des palais présidentiels pour en expulser leurs occupants ? Qui enfin ne s’est pas pris à rêver, par la grâce de Google, Facebook ou Twitter, d’une contagion émancipatrice à l’Iran, la Syrie, le Yémen, la Birmanie, Cuba et, pourquoi pas, la Chine ? L’Histoire enseigne pourtant que l’époque des ordinateurs personnels, smartphones et autres tablettes dont la planète entière, sous toutes ses latitudes, s’est dotée n’a pas l’exclusivité des renversements express de régimes. Prenons deux exemples.

Louis XVI avait convoqué les Etats Généraux dans un contexte de crise des finances royales sur fond de dépression économique. Officiellement ouverts à Versailles le 5 mai 1789, la question de la vérification des pouvoirs des députés aboutit aussi en quelques semaines à une révolution politique difficilement imaginable. Dès le 17 juin en effet, sur proposition de Sieyès, les députés du Tiers, « considérant qu’ils représentaient quatre vingt seize centièmes de la Nation » se déclarèrent « assemblée nationale ». Affirmant aussitôt son pouvoir, elle autorisa provisoirement la perception des impôts traditionnels mais subordonna toute perception ultérieure à son agrément. Le 20 juin, au Jeu de Paume, ces mêmes députés jurèrent « de ne jamais se séparer et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeraient, jusqu’à ce que la constitution du royaume fut établie et affermie par des fondements solides ». Le 23 juin, harangués par Mirabeau, ils refusèrent d’obtempérer aux ordres du roi de se retirer, l’assemblée déclarant « traître à la Nation » quiconque porterait la main sur eux. Le roi s’inclina, et le peuple de Versailles, dès qu’il eut vent des incidents, envahit les cours du château sans rencontrer de résistance de la part des gardes françaises qui criaient « Vive le Tiers ! Nous sommes la troupe de la Nation ! ». La suite est tout aussi connue. Le 14 juillet, c’était la prise de la Bastille, symbole de la tyrannie. Dans la soirée du 4 août, le vicomte de Noailles, rallié au Tiers, proposait dans l’euphorie l’abolition des droits seigneuriaux. C’est ainsi que disparurent, au milieu des applaudissements, des cris de joie et des embrassements de députés en délire, la quasi-totalité des privilèges hérités des temps féodaux. Comme le rappelle Jean Tulard, en une nuit, ce que ni Turgot, ni Calonne ni Brienne n’avaient pu obtenir sur le seul plan fiscal fut voté dans une atmosphère d’ivresse. Cette révolution sociale fut consacrée sans tarder par la Déclaration des droits de l’homme publiée, bien qu’inachevée, dès le 26 août 1789. En l’espace de trois mois, une monarchie absolue multiséculaire avait tout bonnement disparue.

Deux siècles plus tard exactement, c’est un autre symbole, celui du totalitarisme et de la division de l’Europe qui, à la surprise générale, s’effondra devant un mouvement aussi populaire que pacifique. Il suffit en effet d’une série de manifestations en RDA et la fuite de nombre de ses ressortissants par la Hongrie et les ambassades d’Allemagne de l’ouest à Prague et Varsovie pour mettre fin, en quelques semaines également, à un régime que la plupart pensait gravé dans le marbre de l’Histoire. Commencées le 25 septembre 1989 à Leipzig, relayées à Dresde, Halle et dans d’autres villes de RDA, ces manifestations, réunissant toujours plus de participants au fil des semaines, conduisirent Erich Honecker, chef de l’Etat et du Parti, à renoncer à ses fonctions dès le 16 octobre. Puis, le 7 novembre, c’était au tour de gouvernement de démissionner collectivement. Enfin, le 9 novembre à 19 heures, un membre du bureau politique du Parti annonça lors d’une conférence de presse, avec une sorte de désinvolture rétrospectivement sidérante, qu’à partir de cette date les déplacements seraient possibles via les postes-frontière. Le Mur de Berlin était alors tombé avant même que les Berlinois ne le démantèlent au cours d’une nuit aussi festive qu’improbable. Le signal de la révolution globale était donné, qui emporta dans la foulée la presque totalité des dictatures communistes d’Europe.

Qu’on ne s’y méprenne donc pas. Pour surprenants et soudains qu’ils soient, comme récemment dans le monde arabe, les évènements révolutionnaires ne sont jamais que la conjonction d’une lente et longue maturation des esprits et d’une faillite économique imputée au système politique en place. De nos jours, Internet peut bien faciliter la diffusion des idées, aider à la communication, provoquer les prises de conscience individuelles ou collectives, précipiter des situations, Mais l’outil, assurément puissant et utile, n’agit pas comme une baguette magique car il n’y a pas, comme dans le théâtre antique, de deus ex machina.

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24 déc. 2010

Les infortunes de la vertu

L’affaire WikiLeaks dont, malgré ses ennuis judiciaires, le fondateur, Julian Assange, vient d’être désigné comme l’homme de l’année par la rédaction du quotidien Le Monde, donne une bonne occasion de faire le point sur l’état de la liberté de la presse en France, que le classement publié au mois d’octobre dernier par l’organisation Reporters Sans Frontières met au 44ème rang mondial. Loin derrière les pays du nord de l’Europe comme la Finlande, l’Islande, la Norvège, la Suède, ou encore les Pays-Bas et la Suisse. Selon RSF, en effet, « l'année 2010 a été marquée par plusieurs agressions contre des journalistes, des mises en examen, des violations ou tentatives de violations du secret des sources et surtout un climat lourd de défiance envers la presse. La majorité présidentielle a eu des mots très menaçants, parfois insultants, envers certains médias. Ces déclarations ont eu une résonance mondiale et, dans beaucoup de pays, le gouvernement français n'est plus considéré comme respectueux de la liberté d'information ».

L'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 dispose pourtant que la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux, chacun pouvant donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi, en l’espèce celle du 29 juillet 1881. C’est sur la base de ces principes partagés par toutes les démocraties de la planète que cinq grands journaux, parmi lesquels Le Monde et le New York Times, ont décidé de publier en feuilleton pendant des semaines, quoique avec moult précautions, les innombrables télégrammes diplomatiques américains fournis par WikiLeaks, dont plus d’un présentent un caractère plus anecdotique qu’informatif. Particulièrement lorsque les diplomates brossent, non sans humour, le portrait psychologique des dirigeants qu’ils rencontrent.

Dans le sillage des politiques, certains juristes bien pensants n’ont pas manqué de s’indigner devant cette déferlante d’informations, les medias concernés étant tour à tour accusés, sous couvert de transparence, de verser dans le sensationnalisme, ou de faire preuve d’irresponsabilité lorsqu’ils prennent prétendument le risque de divulguer la liste de lieux potentiellement visés par des attentats terroristes. Le tout, bien entendu, par souci mercantile, crise de la presse oblige... Et de rappeler doctement, droit pénal à l’appui, que les droits et libertés fondamentaux ne sont pas absolus, que leurs limites fluctuent en fonction des autres droits et libertés avec lesquels ils sont susceptibles d’être mis en balance. Tout en précisant, comme pour atténuer la portée de leur vertueuse condamnation, que la jurisprudence européenne refuse que soit qualifiée pénalement la divulgation d'un secret dès lors qu'il permet d'informer l'opinion publique sur des "questions d'intérêt général".

On peut philosopher à l’infini sur le problème des limites de la liberté d’informer. Il serait cependant hautement regrettable que le tintamarre médiatique provoqué par la révélation de pseudo-secrets d’Etats, dans des conditions incomplètement connues et dont nul ne sait encore si elle n’a pas été un brin provoquée, justifie, dans l’empressement et la précipitation, une régression de la liberté tout court.

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5 oct. 2010

Retour sur l'histoire

Sous la signature de Philippe Pétain, chef de l’Etat français, était promulgué le 3 octobre 1940 le premier Statut des juifs. Une loi savamment concoctée par le sinistre Raphaël Alibert et destinée à exclure radicalement, sauf cas exceptionnels admis par décret individuel, les juifs de la haute fonction publique, de la magistrature, de l’Armée, du corps enseignant, de la presse, du cinéma, du théâtre et de la radio, seuls les juifs pouvant exciper de faits de guerre ou décorés à titre militaire étant admis à occuper des emplois publics subalternes. En outre, pour les professions libérales, d’auxiliaires de justice et d’officiers ministériels, il était prévu l’instauration éventuelle de systèmes de quotas visant à expurger ces professions des juifs « en surnombre ». Le second Statut des juifs du 4 juin 1941 complètera encore la liste des métiers interdits en y incluant notamment la banque et la finance, les métiers de bourse et de courtage, la publicité, l’immobilier, les jeux, l’exploitation des forêts…


Révélé par Serge Klarsfeld à l’occasion du soixante dixième anniversaire du premier Statut, un nouveau document historique remis au Mémorial de la Shoah à Paris montre que, en annotant le projet de sa propre main, le maréchal Pétain a lui-même durci et aggravé le sort des juifs en étendant et en généralisant l’anathème, par sa seule volonté, à des professions comme l’enseignement qui n’étaient pas comprises parmi les exclusions, mais aussi en refusant d’épargner comme le prévoyait le projet d’origine "les descendants de juifs nés français ou naturalisés avant 1860". Une découverte qui fait voler en éclat la thèse maintes fois ressassée par les défenseurs du vieux maréchal selon qui, sous la férule du vainqueur allemand, il avait entendu protéger de son mieux les juifs français. Né au beau milieu du XIXème siècle, pénétré jusqu’au tréfonds par la haine antisémite des Toussenel, Drumont et autres Barrès, Pétain partageait sans aucun doute leur aversion foncière pour ceux en qui il croyait discerner l’anti-France. A la faveur d’un contexte tragique qui vit disparaître en un clin d’œil les institutions républicaines, une faction démente s’empara du pouvoir pour mener sans vergogne une politique de spoliation et de paupérisation d’une frange entière de la population, ainsi vouée à être éliminée purement et simplement du corps social et, les plus lucides ne pouvaient l’ignorer, à être exterminée. A sa tête de cette clique, n’en déplaise aux indulgents ou aux naïfs, le maréchal n’exerça jamais de rôle modérateur.

Relu aujourd’hui dans un pays qui proscrit les statistiques ethniques ou religieuses, qui prône l’assimilation forcenée de ses immigrés dans une communauté nationale perçue et voulue comme une et indivisible, qui a institué une Haute Autorité de lutte contre les discriminations et qui a fait du devoir de mémoire un impératif catégorique au point de rejeter dans un mouvement d’horreur l’essentiel de son histoire coloniale, l’article 1er de cet inouï Statut des juifs a de quoi éberluer les cyniques. Rédigé dans le style administratif apparemment sec, neutre et rationnel des législations modernes, ce texte semble pourtant prendre sa source quelque part dans l’obscurité profonde d’un Moyen-Age livré à l’Inquisition. « Est regardé comme juif, dit la loi de 1940, toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif ». Si le mystérieux concept légal de « race juive » venait ainsi de naître, il reviendra à la loi de 1941 de réparer l’omission en décrétant « de race juive le grand-parent ayant appartenu à la religion juive », ainsi que « celui ou celle qui appartient à la religion juive, ou y appartenait le 25 juin 1940, et qui est issu de deux grands-parents de race juive ».

Dans cette invraisemblable législation, race et religion, marqueur ontologique, se confondaient donc en s’engendrant mutuellement, la religion hébraïque des grands-parents gravant dans la chair de tout un chacun, fut-il lui-même chrétien, agnostique ou athée, l’empreinte indélébile et irrémissible de l’étranger honni. Dans ses Réflexions sur la question juive, Sartre en déduira que c’est finalement moins leur passé, leur sol ou leur religion qui unissent « les fils d’Israël », mais leur situation commune d’individus vivant au sein d’une communauté « qui les tient pour juifs » et que les nations ne veulent pas assimiler. Une opinion qui, quelques années après Vichy, avait encore tout son sens.

Le 3 octobre 1980, quarante ans jour pour jour après la promulgation du premier Statut des juifs avait lieu l’attentat antisémite de la synagogue de la rue Copernic à Paris, qui fit quatre morts parmi les passants. Simple coïncidence de dates ou choix commémoratif délibéré, cet évènement est venu nous rappeler à point nommé que ce XXème siècle écoulé, qui se voyait comme l’aboutissement de la civilisation et du progrès, et qui a connu l’expérience innommable de la désolation et de l’anéantissement de la civilisation européenne dans une double guerre totale, a inventé, selon le mot d’André Frossard, le crime d’être né.

On peut objecter qu’il est abusif de voir dans l’attentat de 1980 le lointain écho de la fureur antisémite de 1940, les situations, les causes et l'impact historique étant irréductibles les unes aux autres. Il reste que, au-delà des alibis commodes, on doit pas se lasser de s’interroger sur la force qui pousse certains à s’arroger le droit de décider que d’autres, par le simple fait d’être nés, devraient être retranchés du monde.

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15 mars 2010

Destin grec

Le collapsus de l’économie grecque et le psychodrame européen qui s’ensuivit au sujet de son sauvetage ont tenu en haleine pendant quelques semaines des millions d’observateurs médusés. Ainsi, un pays pourrait se trouver en état de cessation des paiements, dans l’impossibilité de faire face au règlement de ses dettes pharaoniques ou, pour le dire comme tout le monde, à l’ancienne et improprement, ‘’faire faillite’’ ? Techniquement, le scénario n’est pas invraisemblable puisqu’il s’est déjà rencontré. Toutefois, à la différence d’une entreprise qui peut purement et simplement disparaître du registre du commerce par l’effet d’une liquidation judiciaire, un Etat, lui, survit toujours à sa défaillance et n'encourt pas pour cela le risque d'être radié de la liste des membres souverains des Nations Unies.

Pour rétablir son équilibre financier et se donner de l’oxygène sans recourir à l’emprunt puisque l’accès au crédit sur les marchés financiers lui est de plus en plus difficile, un Etat dispose toujours des moyens classiques de politique budgétaire, à savoir l’augmentation des recettes fiscales et la compression des dépenses. Bien entendu, aucune de ces solutions n’est politiquement indolore comme en témoignent les récentes manifestations d’Athènes contre les plans d’austérité du gouvernement, le référendum de défiance en Islande ou les vives protestations des salariés espagnols contre le recul de l’âge de la retraite. Privilège du prince, on pourrait même imaginer qu’un Etat efface d’autorité tout ou partie de sa dette, ce qui le conduirait à être blacklisté par ses créanciers et autres prêteurs potentiels, mais ne signerait pas pour autant son arrêt de mort en tant qu’Etat.

Dans l’affaire grecque, le plus édifiant n’est finalement point tant de constater qu’un pays, à l’instar d’une entreprise ou d’un ménage, peut partir à la dérive, mais de découvrir à cette occasion de quel cynisme certaines grandes institutions financières sont capables pour tirer profit de leur propre turpitude. Ainsi, le voit-on, de Goldman Sachs qui aurait aidé la Grèce à emprunter des milliards d’euros en toute discrétion pour contourner les règles européennes limitant le niveau de la dette publique, puis aurait, à prix d’or, conseillé son gouvernement dans la mise au point d’artifices comptables destinés à dissimuler cette situation, avant de s’enrichir sans vergogne en spéculant sur les conséquences de la révélation de ces tripatouillages ! Il y aurait donc bien, comme l’indique le titre du dernier ouvrage de l’économiste Daniel Cohen paru en septembre 2009, une prospérité du vice…

Pour pathétique qu’elle soit, cette affaire ne demeurera sans doute qu’un épiphénomène dérisoire ; elle fournira tout au plus matière à un énième chapitre d’un futur livre sur la crise du système dans lequel nous évoluons, qu’on oubliera très vite. De la Grèce, nous ne retiendrons jamais, comme l’écrivait jadis Jacqueline de Romilly, que l’incroyable influence qu’ont exercé, en presque tous les temps et dans tous les pays, les œuvres de ses artistes, la pensée de ses philosophes, et jusqu’à ses mots. Extraordinaire destin, quand on y pense, que celui de cette Grèce qui n’a conquis aucun peuple, exporté aucune de ses institutions et n’a même pas su faire son unité, vaincue tour à tour par les Macédoniens puis par les Romains, mais dont la culture, produite pour l’essentiel en l’espace d’un seul siècle, aura durablement imprégné l’Occident tout entier par l’invention de la démocratie, de la réflexion politique, de la tragédie et de l’histoire.

La gratitude n’est certes pas une vertu collective, mais le souvenir de cet héritage irremplaçable vaut bien les quelques efforts financiers que la Grèce demande, non sans humilité, à l’Europe.

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15 janv. 2010

Bienvenu 2010 !

Sans regrets, beaucoup d’entre nous ont dit adieu à l’année 2009, amorcée dans la morosité de la crise financière dont nul ne pouvait alors sérieusement prédire l’évolution, mais dont chacun redoutait la violence de son inévitable impact sur le sol de l’économie réelle. Le pire n’étant jamais sûr, cet annus horribilis, annoncé à longueur d’éditoriaux, de livres et d’émissions de télévision vilipendant l’ultralibéralisme et la religion du laisser-faire, n’a finalement pas changé la face du monde, qui continue de tourner autour du soleil à sa vitesse métronomique, insensible à nos grandes et petites misères humaines.
Tout compte fait, cette crise a eu au moins un mérite (si l'on peut dire), celui d’avoir obligé nos regards à s’élever, ne fût-ce qu’un instant de raison, au-dessus du plancher des vaches qui les attire tant pour nous inviter à réfléchir un peu à l’avenir, celui du capitalisme, bien entendu, mais aussi à celui du lien social menacé dans nos sociétés par trop d’iniquités.

N’empêche, une fois passés les moments d’intense cogitation collective provoqués par la grande peur de la récession, du chaos économique et du réchauffement climatique, nos conversations se sont à nouveau emplies d’échos futiles, des mystères de la maternité de Rachida Dati aux exploits amoureux imaginaires de Giscard en passant par la mort de Michael Jackson ou l’accident de santé de Johnny Hallyday. Dans cette inclination voyeuriste, les grands médias, qui nous nourrissent plus volontiers des faits divers à courte portée que d’analyses d’évènements internationaux, ont une responsabilité majeure ; il est évidemment plus facile, moins coûteux et surtout moins risqué de rapporter des images blafardes et stéréotypées doublées de quelques commentaires creux sur l’agression d’un élève dans un lycée de banlieue que d’envoyer une équipe de reportage dans une lointaine zone de guerre pour tenter d’en comprendre les enjeux et les répercussions, comme si Internet, Google ou Twitter permettaient désormais de s’en dispenser.

A défaut de faire évoluer les mentalités et les comportements, le débat sur l’identité nationale, bizarrement lancé à l’automne comme un pavé dans la mare par le gouvernement avait peut-être – explication assurément naïve - l’ambition d’élever le niveau de nos préoccupations. Las, n’est pas Renan ou Braudel qui veut. A force de dérapages plus ou moins contrôlés, ce débat mal organisé s’est donc presque naturellement fourvoyé dans la xénophobie honteuse avant d’échouer bientôt – on peut en faire le pari - dans l’indifférence générale. Sur ce thème glissant, extraites de L’étrange défaite, ces phrases de Marc Bloch, l’un des plus grands historiens français du XXème siècle alors persécuté et engagé dans la Résistance, apportent une contribution rétrospective émouvante: « La France, dont certains conspireraient volontiers à m’expulser aujourd’hui et peut-être (qui sait?) y réussiront, demeurera, quoi qu’il arrive, la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J’y suis né, j’ai bu aux sources de sa culture, j’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel, et je me suis efforcé à mon tour, de la défendre de mon mieux ». A l’orée de cette année 2010, que chacun espère meilleure que la précédente, comment dire plus simplement et avec autant de justesse que l’identité nationale est d’abord une adhésion spirituelle ?

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27 nov. 2009

Liberté, Libertés

Depuis sa naissance, en 1958, la Ve République ne cesse d’afficher sur sa Constitution le panneau ‘’works in progress’’. Dernier en date de ces travaux de rénovation commandés par le président de la République en exercice dès après son élection, l’élargissement des compétences du Conseil constitutionnel qui pourra désormais, en vertu du futur article 61-1 de la Constitution issu du projet de loi organique définitivement adopté par l’Assemblée nationale le 24 novembre dernier, exercer, a posteriori et in concreto, un véritable contrôle de constitutionalité des lois.

Disons-le tout net, il s’agit d’une avancée certaine sur le plan de la protection des droits fondamentaux et du respect de l'Etat de droit en France même si, faute d’avoir été suffisamment relayé par les médias, l’enjeu en échappe peut-être encore aux citoyens. En substance, le nouveau texte prévoit que lorsque, dans une instance pendante devant une juridiction, quelle qu’en soit le degré, l’une des parties soutient ‘’qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés’’ garantis par la Constitution, ‘’le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation’’. La réforme ne donne donc pas aux juridictions ordinaires ni aux juridictions suprêmes des ordres administratif et judiciaire le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité d’une loi en vigueur comme c'est le cas aux Etats-Unis par la voie de l’exception d’inconstitutionnalité. Mais elle introduit un mécanisme de question préjudicielle qui permettra, le cas échéant, au Conseil constitutionnel d’annuler, à l’occasion d’un procès, pénal, civil ou administratif, une disposition qu’il jugera inconstitutionnelle. Le contrôle de la conformité des lois à la Constitution ne relèvera donc bientôt plus du privilège exclusif d’un nombre limité d’autorités instituées et de groupes de parlementaires, qui l’exerçaient a priori avant promulgation des lois, mais deviendra une prérogative reconnue à tout justiciable, progrès indubitable sur le terrain des libertés publiques.

Au-delà des aspects techniques susceptibles de justifier une adaptation du mécanisme de saisine, en matière pénale particulièrement, on peut imaginer l’usage qui pourra être fait d’une telle disposition pour tenter de retarder, à des fins purement dilatoires, une décision judiciaire en obtenant un sursis à statuer. Le législateur a donc prévu que la question préjudicielle ne serait transmise par le juge à la juridiction suprême dont il dépend qu’après s’être assuré, d’une part que le texte contesté commande l'issue du litige ou la validité de la procédure, voire qu’il constitue le fondement même des poursuites, d’autre part que ce texte n'a pas été préalablement déclaré conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel, enfin que le problème posé a bien un caractère sérieux. Si la décision du juge de transmettre la question préjudicielle ne sera pas susceptible de recours, la partie adverse pourra néanmoins faire valoir ses droits en soutenant, devant la juridiction suprême saisie, que les conditions fixées par la loi organique ne sont pas réunies.

Ces quelques principes succinctement exposés permettent de mesurer le chemin parcouru en quelques décennies. Institution originellement conçue comme un instrument politique destiné à empêcher le Parlement de sortir de son rôle, à le maintenir dans ses limites strictes fixées par la Constitution, le Conseil constitutionnel ne pouvait, avant la réforme giscardienne des années 1970 qui a rendu possible la saisine d’initiative parlementaire, exercer de contrôle sur la constitutionnalité des lois ordinaires que si elles lui étaient déférées par le président de la République, le Premier ministre ou l’un ou l’autre des présidents des deux assemblées.

Avec cette nouvelle réforme, le régime républicain français, si atypique et si furieusement monarchique par bien des aspects, tend à converger vers les modèles démocratiques européens plus accomplis. Il eut été injuste de ne pas l'admettre.

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27 sept. 2009

La grande traque

Conséquence immanente ou une simple coïncidence ? Plus de trois ans après sa publication, mais quelques mois seulement après l’explosion de la crise financière et les promesses faites par les dirigeants des ‘grands’ pays de la planète d’engager sérieusement l’assainissement du système financier, la troisième Directive européenne anti-blanchiment du 26 octobre 2005 se trouve enfin transposée en droit français par une ordonnance du 30 janvier 2009. Son décret d’application a été promulgué le 2 septembre dernier et publié au Journal Officiel le 4. Le dispositif est donc maintenant pleinement opérationnel en France.

En imposant aux professionnels participant ou assistant, de près ou de loin, directement ou indirectement, à des mouvements de capitaux (banques, intermédiaires, agents d’affaires, notaires, avocats, etc.) une double obligation - de vigilance, d’une part, et de déclaration de soupçon d’autre part - ces textes, intégrés au Code monétaire et financier, n’ont pas bouleversé le schéma général de la réglementation européenne contre le blanchiment d’argent sale provenant d’activités criminelles comme le trafic de drogue et le financement du terrorisme. Mais, par ce biais, le législateur français a commencé à organiser la grande traque aux (simples) fraudeurs de l’impôt, par ailleurs sommés, annonces médiatiques à l’appui, de renoncer aux dangereux délices des paradis fiscaux.

Enrôlés à leur corps défendant comme supplétifs de la police financière de la République en dépit de leur secret professionnel, les avocats ne font pas exception à la règle. Au risque d’être eux-mêmes considérés comme auteur de l’infraction de blanchiment réprimée par l’article 324-1 du Code pénal, ils devront généralement, dans leurs activités non juridictionnelles et à l’instar des autres professionnels concernés, identifier leur client et, au besoin, le bénéficiaire effectif de la relation d’affaires, lequel est défini par la loi comme ‘la personne physique qui contrôle, directement ou indirectement, le client ou celle pour laquelle une transaction est exécutée ou une activité réalisée’ (art. L. 561–2–II CMF). La circonspection et la méfiance font donc discrètement leur entrée dans le glossaire des manuels de droit à l’usage de tous ceux qui, de près ou de moins près, participent à la circulation de l’argent.

Puis, s’ils pensent que les fonds utilisés dans une opération donnée peuvent provenir d’une infraction punie d’un an d’emprisonnement au moins, ils devront, via leur bâtonnier, faire une déclaration destinée à l’organisme de renseignement du ministère des Finances, le fameux TRACFIN. Sanctionnée en France par cinq ans d’emprisonnement, la fraude fiscale (qui commence en principe à 153 euros de revenus omis) se trouve ainsi incluse, par définition, parmi les infractions visées.

Dans son Bulletin hebdomadaire du 14 octobre 2008, le bâtonnier de Paris tentait encore désespérément de dissuader les pouvoirs publics d’étendre aux avocats l’ordonnance de transposition, horrifié à l’idée de voir les avocats transformés en ‘cohortes de dénonciateurs’ anonymes. Et de s’écrier alors, dans un sursaut d’énergie: ‘Est-il concevable que l’avocat soit obligé demain, pour ne pas être mis en examen et poursuivi, de déclarer à l’administration le soupçon qu’il aurait conçu d’une fraude de quelques milliers d’euros, même si cette fraude – regrettable – a été commise des années auparavant de sorte que la prescription empêche de la poursuivre ?’ Ce cri est, hélas, demeuré sans écho. Première victime recensée de la lutte engagée contre le financement de la grande criminalité: le lien de confiance entre l’avocat et son client, dissout par inadvertance sur l’autel sacrificiel de la fraude fiscale. L’ère du soupçon et de la dénonciation est advenue, et avec elle celle de la repentance…

Le 20 avril dernier, en effet, tendant une main gantée de velours aux contribuables possédant des avoirs non déclarés à l’étranger, le ministre du Budget annonçait au son des trompettes la création d’une cellule de régularisation, aussitôt ironiquement baptisée cellule de dégrisement. Le ministre les invitait alors ‘à venir avec leur bonne foi en bandoulière pour régulariser leur situation’, précisant au passage – bienséance politique oblige - que cette offre n’était pas une amnistie. Certes, aucune poursuite pénale ne sera, dit-on, engagée contre les repentis, mais les impôts, intérêts de retard et pénalités prévues par la loi leur seront naturellement réclamés.

Les contribuables concernés ont fait rapidement leurs calculs : à supposer que, dans le cadre d’une négociation, le fisc accepte de leur faire remise d’une partie des pénalités de mauvaise foi (40%) ou d’abus de droit (80%) prévues le Code général des impôts, l’addition sera lourde : hormis l’impôt sur le revenu sur les produits de leurs comptes bancaires, il faudra, pour certains, régler des rappels d’ISF (le cas échéant sur les dix dernières années à défaut d’application des règles de prescription habituelles), le tout augmenté de l’intérêt de retard de 4,80% par an. Méfiants vis-à-vis de l’administration, ils s’interrogent aussi sur les garanties qu’ils peuvent en attendre contre d’éventuels futurs contrôles fiscaux à répétition. En cette matière comme en d’autres, l’art de la guerre n’est-il pas, comme l’enseignait il y a bien longtemps déjà Sun-Tsé, l’art de duper ?

On n’est donc pas surpris d’apprendre que l’offre du gouvernement ait rencontré si peu de succès. Début septembre, le ministre a alors fait monter la pression d’un cran en prétendant que ses services détenaient les noms et les coordonnées de 3000 ressortissants français titulaires de comptes ouverts dans les banques suisses, espérant ainsi les inciter à entreprendre, avant la fin de l’année, leur régularisation. Au pays du fichier Tulard, de sinistre mémoire, faut-il pourtant s’étonner qu’on trouve si peu de candidats à l’auto-dénonciation ?

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27 avr. 2009

La quasi collision des civilisations

La Conférence d'examen de Durban qui vient de s’achever à Genève paraît reléguer dans les poubelles de l’histoire des idées politiques le concept de “choc des civilisations“ popularisé jadis par un universitaire américain forcément provocateur. La preuve de l’inanité de ce concept, observera-t-on, vient d’être administrée par son Document final qui souligne, dans un irénisme touchant, que le droit à la liberté d'opinion et d'expression, “fondement essentiel de toute société démocratique et pluraliste“, contribue à lutter contre le racisme à travers le monde. Mais au prix de quel marchandage diplomatique est-on parvenu à la réaffirmation de cette pétition de principe ?

Encore tremblants de l’émotion suscitée chez eux par l’affaire des caricatures de Mahomet, les pays musulmans avaient préparé les travaux de la Conférence avec l’intention de faire adopter l’extravagante incrimination de “diffamation des religions“, autrement dit blasphème. Un délit ignoré du droit interne des nations démocratiques qui aurait ainsi pu faire irruption dans la légalité internationale forgée, à coup de bluffs, de compromis et de renoncements, par l’inlassable usine de production onusienne. L’idée, heureusement retoquée par les chancelleries occidentales, est réapparue sous la forme de la pénalisation de “l’incitation à la haine religieuse“ dont on verra bien, en fonction des pratiques législatives et judiciaires locales, comment elle s’articule avec la liberté d’expression. En échange de cette concession sémantique qui ne dit a priori rien qui vaille – à partir de quand la critique des croyances se mue-t-elle en incitation à la haine religieuse ? -, les Etats démocratiques ont renoncé à imposer l’inclusion de l’homophobie parmi les formes de discrimination contre lesquelles lutter. A Genève, il n’y a pas eu de choc de civilisations, mais ce que l’on nomme, dans le langage de l’aviation, quasi collision.

Malgré les congratulations de circonstances, ce compromis, qui sauve les apparences et la Conférence elle-même, ne peut satisfaire au fond personne. La prudente équidistance gardée, par exemple, entre islamophobie et antisémitisme – attitudes qui n’ont intellectuellement aucun fondement commun -, les fausses homothéties fabriquées pour satisfaire les intégristes et leurs relais portent en elles le germe de nouvelles confrontations.

Tout compte fait, vingt ans après la fatwa lancée d’Iran contre Salman Rushdie et trois ans après l’épisode des caricatures, les théocrates semblent bien avoir remporté une nouvelle victoire psychologique contre des démocraties pusillanimes et munichoises qui n’en finissent pas d’expier leur passé colonial. Qui plus est en subvertissant la belle idée de Droits de l’Homme, retournée comme une arme de dissuasion contre les pays qui l’ont inventée pour leur interdire d’exercer leur prétention à l’universalisme...

Sous couvert de respect des religions, de leurs dogmes et des mentalités qu’elles contribuent à perpétuer, l’enjeu subliminal de la Conférence avait une tout autre dimension : préserver les systèmes de domination patriarcale, maintenir les femmes sous le joug masculin. Et cet enjeu-là ressort au moins autant de la psychanalyse des cultures que de la diplomatie.

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23 mars 2009

La mode de l'ascèse

Comme de juste, la leçon sacrée devait venir, ce mois-ci, du Vatican, haut lieu de la pensée théologique et, désormais, de la recherche médicale appliquée. En route vers l’Afrique subsaharienne où 22 millions de personnes vivent infectées par le virus du sida, le pape, fidèle à la doctrine officielle de l’Eglise, a une nouvelle fois fait l’éloge de l’abstinence et condamné l’usage du préservatif, dont la distribution massive aggraverait le mal. On savait bien que dans l’esprit de nos dévots contemporains, toutes religions confondues, Eros a en encore le visage de Satan. Mais on ne se souvenait plus de l’époque furieuse, enfouie sous les débris, où des prêtres ensoutanés affirmaient que la syphilis avait été envoyée aux hommes pour les punir de leurs péchés. Les vieilles lunes ont décidemment la vie dure. A quoi bon, serait-on tenté de dire, avoir fait de la parabole de Job, l’innocent à la foi inaltérable injustement frappé par les foudres divines, un écrit canonique et une mine de réflexion inépuisable sur les mystères de la nature et du destin ?

Du sexe à l’argent, la morale de l’ascèse, comme une mode, s’empare de tout. Greed is good, disait-on à l’époque pas si lointaine où la croissance triomphait sous le flot ininterrompu des liquidités à bon marché distribuées par des banques insouciantes, où les fonds de LBO, avides de rentabilité immédiate, intéressaient les managers sur les profits et les plus-values à court terme réalisées au détriment des salariés, où la financiarisation de l’économie, représentée par des produits de plus en plus sophistiqués et de plus en plus immatériels, semblait inéluctable.

Mais l’éthos, au sens où le sociologue Max Weber entendait ce terme - construction subjective de l’ordre légitime du monde organisant la conviction intime de chacun sur ce qui doit ou ne doit pas être fait – semble déboussolé. Crise oblige, le débat fait maintenant publiquement rage sur les rémunérations des dirigeants d’entreprise, les stock options et les parachutes dorés. Les médias s’étaient jadis émus des indemnités, indécentes s'est-on écrié, d’un Noël Forgeard (ex patron d'EADS) ou d’un Antoine Zacharias (président de Vinci), partis respectivement avec un chèque de 8,2 millions et 12,9 millions d’euros. Au point d’amener des organisations patronales comme le Medef et l’Afep à édicter ensemble des recommandations en guise de code de bonne conduite… Signe de ces temps fantasques, fin 2008, le président de Dexia, banque secourue par l’Etat pour éviter la faillite, a du renoncer sous la pression politique à un parachute de 3,7 millions d'euros, tandis que, en mars 2009, on débat encore du sort de l’indemnité de départ de 3,2 millions du président de Valéo, équipementier aidé, lui aussi, via le récent Fond de soutien à l’industrie automobile.

Doit-on en conclure avec les optimistes - ces imbéciles heureux, comme disait Bernanos - qu’une page est définitivement tournée sur ces pratiques, obscènes aux yeux du plus grand nombre ? Ou avec les pessimistes - ces imbéciles malheureux - qu’à la sortie de la récession, tout repartira comme avant puisque les sociétés modernes sont à la fois versatiles et grégaires, puisque tout le monde change de système de valeurs en même temps, et que l’éthique elle-même, « cette chose si ancienne et si grave », selon Finkielkraut, devient frivole ?

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16 janv. 2009

Juges sur la sellette

L’époque est révolutionnaire en diable ! Il ne s'agit pas là de la défaite historique du communisme, il y a vingt ans, ni de l’ébranlement du capitalisme provoqué par une crise financière sans précédent comparable, dit-on, depuis les années 30, mais de la France qui s’apprête à secouer son petit cocotier d’institutions multiséculaires. Le rapprochement d’évènements planétaires à répercussions géopolitiques et économiques majeurs avec notre réforme du système judiciaire peut apparaître comme une étrange vue de l’esprit gallocentré. Et pourtant, à notre échelle hexagonale, la "mort" annoncée des juges d’instruction, personnages emblématiques de la justice pénale, relève du boouleversement radical. A cette différence toutefois : celui-ci procède d’une volonté politique affirmée et assumée qui semble avoir été totalement absente dans la genèse des susdits évènements.

Annoncée au début de ce mois comme le nouveau projet du président de la République, la suppression du juge d’instruction, pierre angulaire du système inquisitorial sur lequel s’est construite, depuis 1539, la procédure pénale française est pourtant dans l’air depuis des lustres. « Tôt ou tard, écrivait déjà, avec d’autres, Daniel Soulez Larivière en 1987, le juge d’instruction actuel disparaîtra au profit d’un système différent que l’on appelle accusatoire, c’est-à-dire dans lequel défense et accusation s’équilibrent mieux ». En 1990, la commission Delmas-Marty préconisait ainsi le remplacement du juge d'instruction par un juge de l'instruction destiné à devenir l’arbitre entre l’accusation, chargée de l’enquête et de la collecte de la preuve, d'une part, et la défense, dont les moyens et les droits devaient être renforcés, d'autre part. L’instauration d'un tel juge de l'instruction exigeait cependant la rupture du cordon ombilical liant le parquet au pouvoir politique faute de quoi, selon la commission, il valait mieux ne rien toucher. Ces suggestions sont restées lettres mortes, et la procédure pénale n’a été, depuis lors, modifiée qu’avec des pincettes.

Au-delà des critiques soulevées parmi les corporations de magistrats, souvent favorables au maintien du statu quo sous prétexte de défense des libertés individuelles face à la toute puissance du pouvoir exécutif, ce nouveau projet présidentiel fracassant est-il véritablement porteur d’espérance ?

On l’a dit ici et là, la procédure inquisitoire se caractérise par un curieux amalgame, dans la fonction dont est investi un magistrat « schizophrène », des rôles d’enquêteur et d’arbitre, de flic en chef et de juge, contradictoires s’il en est, seul aux prises avec sa propre pensée dialectique à peine corrigée par les recours engagés devant la chambre de l’instruction. Elle est en outre conduite sous le sceau du secret – même s’il est parfois éventé par des fuites – qui, censé assurer le respect (illusoire) du principe cardinal de présomption d’innocence, contribue souvent à ne faire surgir la vérité, lorsqu’elle éclate, que bien plus tard, lors du débat public devant le tribunal correctionnel ou la cour d’assises.

Posée en rivale, la procédure dite accusatoire, en vigueur notamment dans les pays anglo-saxons, mettrait aux prises, dans la simplicité et la transparence, un ministère public en charge des poursuites, de la conduite des investigations policières, et une défense disposant de moyens matériels, juridiques et humains efficaces. A en croire l’avocat général Bilger, militant enthousiaste du projet, « l'intelligence est mieux servie par une démarche qui confie, dans l'égalité des armes, l'essentiel - l'administration de la preuve, la contradiction argumentée et le débat - aux parties elles-mêmes évidemment concernées au premier chef, sous l'autorité et l'équité d'un juge arbitre à la parole rare donc précieuse, plutôt que par un processus dominé par un magistrat omniprésent confiant à des plaideurs dépendant de lui les miettes d'un festin qui aurait dû les regarder seuls. » Et d’imaginer le sort de l’affaire Clearstream traité selon le mode accusatoire qui aurait plus vite révélé ses mystères. « Plus on monte avec un rythme soutenu vers la transparence, écrit-il, plus on augmente les chances de la justice de n'être pas dévoyée, grignotée par les médias, sujette au soupçon et, en définitive, condamnée. » (Philippe Bilger, « Il faut achever le juge d’instruction », 7 janvier 2009).

Diantre ! Derrière ces envolées apologétiques, on voit immédiatement poindre le risque de laisser aux seules mains du procureur de la République, soumis par la loi à la hiérarchie du ministère, une instruction orientée, guidée par la main experte, intéressée et omnipotente du pouvoir. Disposant déjà de prérogatives considérables (principe de l’opportunité des poursuites, choix de la voie procédurale en matière de délits, droit de réquisitions, droit d’appel général des ordonnances du juge d’instruction, etc.), voici qu’on s’apprête à lui en conférer de nouvelles et non des moindres : celles de diriger l'action de la police. Face au parquet qui disposera ainsi des moyens de l’Etat pour instruire à charge, le justiciable mis en examen aura besoin de mobiliser bien des ressources financières pour faire contrepoids en s’offrant des équipes d’avocats chevronnés, compétents et audacieux, susceptibles de lui tenir la dragée haute pour l’aider à résister à la machine judiciaire. Le déséquilibre est acquis.

Caricature peut-être que ce tableau fait de contrastes violents, diront certains, alors que la grande majorité des affaires délicteuses échappent déjà aux magistrats instructeurs. Mais ce risque n’est pas purement théorique dans un pays où, pour des raisons historiques autant qu’idéologiques, l’autorité judiciaire n’a jamais été conçue comme un troisième pouvoir.

Imparfaite sans doute, la procédure pénale française, avec son juge d’instruction indépendant pouvant, par son statut, résister aux pressions, n’ayant a priori de comptes à rendre qu’à lui-même, ne cumule pas tous les défauts. Les désastres rappelés à l’envi dans la polémique qui enfle, comme les dossiers de Bruay-en-Artois, Villemin et plus récemment Outreau, de triste mémoire, ne sauraient effacer tous les succès remportés au quotidien par des juges courageux capables de penser contre eux-mêmes, de douter des culpabilités trop évidentes, des aveux faciles, et de remettre en cause les conclusions policières. Surtout ces désastres ne relèvent pas du seul égarement de petits juges isolés, claquemurés dans leurs certitudes et leurs préjugés, l’affaire d’Outreau ayant montré à quel point les responsabilités étaient partagées par l’ensemble de l’institution judiciaire, du ministère public au juge des libertés et de la détention.

Réformer donc, pourquoi pas ? mais, de grâce, comme disait Condorcet, avec une main tremblante.

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26 déc. 2008

La salsa des experts

En pince-sans-rire, feu Georges Pompidou disait qu’il y a trois façons de se ruiner : « avec les femmes, c’est la plus agréable ; au jeu, c’est la plus amusante ; avec les experts, c’est la plus certaine. » Les économistes, prévisionnistes, gestionnaires, journalistes spécialisés et contrôleurs financiers de tous poils viennent-ils, à nos dépens, de nous faire prendre la juste mesure de l’ironie présidentielle ? Comme si le tsunami déclenché par la titrisation échevelée de produits « toxiques » - subprimes et autres CDO – ne suffisait pas à dévaster l’économie, voici qu’il charrie et révèle son lot de scandales dignes d’une « salsa du démon » adaptée au monde des golden boys.

Le dernier en date porte le nom d’un ancien président du Nasdaq, figure emblématique de Wall Street s’il en est : Bernard Madoff. L’escroquerie dont il serait à l’origine est aujourd’hui évaluée au montant inouï de 50 milliards de dollars, un record absolu dans l’histoire, dit-on. A côté d’une telle catastrophe pour les investisseurs qui ont eu la faiblesse de croire aux miracles de ses performances – et que Madoff avait largement recruté parmi les organisations caritatives de la communauté juive américaine, notamment - les pertes infligées cette année, en France, par des traders casse-cou à des établissements aussi sérieux et prestigieux que la Société Générale, le Crédit agricole et la Caisse d’Epargne font quasiment figure de bluettes. Quant aux affaires Barings, Sumitomo ou Enron, qui ont jadis défrayé la chronique avec leurs quelques petits milliards de dollars de pertes cumulées, elles paraissent désormais presque insignifiantes.

Selon les premières indications de l’enquête, la filouterie aurait reposé sur le vieux système dit de la « pyramide », encore appelé « chaîne de Ponzi », un comble de rusticité au pays de la sophistication technologique ! En gros, Madoff plaçait les capitaux qu’il parvenait à lever dans des fonds spéculatifs dont le rendement, quoique risqué, devait être supérieur à la moyenne. Lorsque le rendement de ces placements n’était pas excellent, Madoff utilisait les versements de ses nouveaux clients pour rémunérer les anciens, donnant ainsi l’illusion de « surperformer » le marché, ce qui lui attirait de plus en plus d’investisseurs dont il dilapidait, en fait, d’année en année, le capital. L’accélération de la crise consécutive à la disparition brutale de Lehmann Brothers a mis ce roi de la finance à nu. Trop d’investisseurs ont voulu se retirer en même temps, et son système s’est effondré. Aux dernières nouvelles, parmi les dégâts collatéraux, on déplore un premier suicide de gérant. « Bal tragique à New York. Un mort » aurait pu titrer Hara-Kiri…

La faillite de la Bernard Madoff Investment Securities n’a pas seulement provoqué la déconfiture de dizaines de fonds d’investissement de New York, Londres, Paris, Genève ou Luxembourg, et avec elle l’infortune de quelques riches particuliers, elle annonce aussi la mise en cause devant la justice de tous ceux qui, faisant profession d’experts, ont, à des titres divers, rendu crédibles les recettes de Bernard Madoff : gérants, banques, auditeurs, évaluateurs, agences de notation, organismes de contrôle, etc. C’est-à-dire ceux dont le métier est de gérer, conseiller, noter, recommander, surveiller ou sanctionner et qui, à leur place respective, ont péché par ce que Nassim N. Taleb appelle, dans son excellent ouvrage Le cygne noir, leur « arrogance épistémique ». La liberté d’entreprendre ne serait en effet qu’une duperie sans son nécessaire corollaire : la responsabilité.

« Le problème avec les experts, écrit le même auteur, est qu’ils ne savent pas qu’ils ne savent pas.» Cette observation est plus que pertinente dans le domaine de la finance qu’on a élevé au rang de science par l’application de modèles mathématiques fondés sur une loi de probabilité gaussienne et sa fameuse courbe en cloche où tous les évènements situés au dessus et au dessous de la moyenne sont répartis de la même façon. Dans ces modèles censés aider à la prévision des évolutions de la bourse, les risques de krach et la formation de bulles spéculatives sont des aléas bénins alors que ces évènements extrêmes jouent dans la réalité, comme nous pouvons le constater, un rôle bien plus important. C’est ce déni du réel qui consiste à mettre en équations sur la base de postulats erronés une matière éminemment humaine obéissant davantage à des ressorts psychologiques et à des phénomènes socio-économiques qu’à des règles fondamentales intangibles qui a provoqué la crise des subprimes. Mais n’est-ce pas, au fond, ce même déni du réel nourri par une croyance puérile aux performances magiques de Madoff qui fait scandale ?

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6 nov. 2008

Crise: refinancement ou refondation ?

Avec ce titre de polar qu’on dirait emprunté à l’enquête romancée de BHL sur l’assassinat de Daniel Pearl, Le Monde s’interrogeait ainsi gravement dans son numéro du 7 octobre dernier : « Mais qui a tué Lehman Brothers ? » L’article ne prétend pas reprendre formellement à son compte la thèse d’un comité de créanciers dépités sur le « complot » ourdi contre la banque d’affaires par un autre grand établissement de Wall Street, qui en aurait précipité la faillite avec la complicité objective du Trésor et de la Fed. Il permet cependant de comprendre ce que la panique financière à laquelle a assisté la planète tout entière doit, dans une certaines mesure, aux vieilles rivalités de maisons concurrentes entretenues par la soif de pouvoir, la cupidité, l’ego boursouflé de leurs dirigeants. Au battement d’aile de papillon, en somme…


Comme pour le changement climatique, on peut toujours se rassurer sur la qualité du cuir du libéralisme économique en évoquant quelques précédents oubliés. Au XIXème siècle, la disparition brutale de banques causée par des investissements hasardeux ou des placements hautement spéculatifs provoqua krachs boursiers, crises de liquidités et faillites en cascade sans pour autant occire le capitalisme. Plus récemment, l’assèchement monétaire du à la politique anti-inflationniste drastique de la Fed a eu pour conséquence, dans les années ‘60, un grave ralentissement économique vite surmonté. Il n’empêche ! La paralysie quasi complète du marché interbancaire à laquelle, éberlué, le monde vient d’être confronté a conduit les autorités politiques et les banques centrales - crainte d’une réédition du cataclysme de 1929 oblige - à adopter, avec une rapidité rare, quelques révisions de doctrine.

Ainsi, au niveau européen, la BCE a facilité l’accès au crédit des établissements bancaires asphyxiés en assouplissant provisoirement, par la décision du Conseil des Gouverneurs du 17 octobre dernier, ses critères d’éligibilité des actifs remis en garantie. Au niveau français, la loi de finances rectificative votée en urgence dès le 16 octobre a prévu, quant à elle, trois dispositifs destinés à réamorcer le marché interbancaire et/ou à consolider le haut de bilan des organismes financiers :

(i) création d’une société de refinancement qui doit notamment émettre des obligations bénéficiant, à titre onéreux, de la garantie de l'Etat dans la limite de 320 milliards d'euros et pour une durée de cinq ans ; ces émissions permettront à cette structure ad hoc d'octroyer des prêts aux établissements de crédit agréés en France moyennant remise en garantie ou acquisition temporaire d’actifs et, pour faire bonne mesure, quelques engagements d’ordre éthique de la part de ces établissements ;

(ii) création d’une société de prise de participations de l'Etat ayant pour vocation d’apporter, à concurrence de 40 milliards, des fonds propres ou quasi fonds propres aux établissements qui en auront besoin, ce qui a déjà été fait pour Dexia et six autres groupes bancaires français ;

(iii) autorisation donnée, en cas d'urgence, au ministre de l'Economie d’accorder à titre onéreux la garantie directe de l'Etat aux emprunts souscrits par les banques pour les besoins de leur refinancement.

Les plus libéraux se féliciteront qu’en inventant promptement des solutions pragmatiques le gouvernement ait su éviter la tentation de nationaliser des établissements bancaires au risque de perdre ses repères idéologiques et d’aggraver le déficit budgétaire ; les partisans du retour plus franc de l’Etat verront probablement dans ces mesures d’exception une sorte d’ « usine à gaz » et dénonceront une réaction pusillanime.

La crise financière appartient peut-être déjà au passé ; la récession économique se conjugue sans doute au présent ; reste à savoir si la « refondation » du capitalisme prônée par notre président de la République est vraiment pour demain.

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5 oct. 2008

Le purgatoire du capitalisme

Deux effets au moins de la crise financière internationale semblent avoir échappé à la sagacité des commentateurs :
1) l’augmentation induite de la consommation de Prozac, Lexomil et autres antidépresseurs dans le cercle naguère protégé des banquiers, assureurs, fonds, courtiers et intermédiaires financiers en tous genres, et chez leurs clients éberlués par l’ampleur du désastre ;
2) le retour en vogue des professeurs d’histoire de la pensée économique, sortis de la naphtaline universitaire pour disserter à l’envi devant le grand public des téléspectateurs sur les leçons mal apprises de la crise de 1929 à laquelle d’aucuns comparent ces évènements. Passons sur la pharmacie et intéressons-nous ici aux enseignements de la crise.

Sauf à vivre en apesanteur au-dessus de la stratosphère ou parmi des peuplades indigènes isolées au fond de l’Amazonie, nul n’ignore plus aujourd’hui l’origine de la déroute, l’ingénieux virus des subprimes. De Bear Stearns à AIG, ce sont des banques d’affaires parfois séculaires comme Lehman Brothers ou Merry Lynch, ou des institutions monumentales comme les Fannie et Freddie ou Washington Mutual qui ont été décimées semaine après semaine, victimes directes ou indirectes de ces crédits hypothécaires explosifs accordés tous azimuts qui ont fait gonfler la bulle immobilière jusqu’à l’éclatement, mis à la rue des millions de ménages américains surendettés et menacé de ruine les retraités. Répandues sur la planète par la magie de la « titrisation », ces créances pourries, junk bonds d’un nouveau type, ont contaminé le monde bancaire et sapé ses fondations, obligeant les Etats, des deux côtés de l’Atlantique, à intervenir à coups de milliards prélevés sur les finances publiques pour sauver leurs économies d’un risque systémique majeur comparable à la catastrophe des années ‘30. Il n’en fallait pas plus pour entendre crier au Congrès américain – ce qui n’est pas la moindre surprise – haro sur le vilain baudet capitaliste qui, selon l’expression à la mode, privatise les profits et socialise les pertes.

A y regarder de plus près, l’affaire ne devrait pas étonner à l'excès. L’essor des économies occidentales au cours du XXe siècle a toujours reposé sur un impératif catégorique : fournir de la monnaie et du crédit pour financer l’activité et doper la croissance, fut-ce au prix du risque de non remboursement. "Il ne peut y avoir de croissance soutenue et durable que d’économies de débiteurs", soutenait jadis Alain Cotta (in Le capitalisme dans tous ses états, 1991). C’est ce raisonnement qui a conduit, par exemple, à accorder des prêts massifs aux pays d’Amérique latine dans les années ’80, dont les capacités de remboursement étaient notoirement incertaines (ces pays n’avaient jamais remboursé dans le passé), la collectivité assurant en dernier ressort le règlement des dettes en les effaçant. De fait, la politique de croissance s’accommode de ces défaillances qui, en période de stabilité des prix, jouent le même rôle que l’inflation en d’autres temps en allégeant de facto les charges des débiteurs. A l’instar de Cotta, on pourrait donc s’écrier avec un brin d’ironie : "Bénies soient l’inflation ou l’inconséquence des prêteurs ! ". En finançant l’acquisition de logements par des millions de petites gens, les banques ont joué la même martingale en misant sur une croissance continue, le plein emploi et la hausse constante de l’immobilier encouragée par la politique monétaire de la Réserve fédérale. Là se nichait l’erreur fatale.

Il n'y a pas si longtemps, l’économiste Elie Cohen écrivait que "l’essor de la finance de marché joint à une régulation prudentielle stricte appliquée aux banques a favorisé une industrie du risque [..] qui explique que l’éclatement de la bulle Internet n’ait pas provoqué la faillite d’institutions financières" (E. Cohen, Le nouvel âge du capitalisme, 2005). A la lumière des évènements présents, cette analyse paraît bien imprudente. Le risque serait en effet resté cantonné aux acteurs directement concernés si la finance de marché n’avait pas truffé de ces fameux subprimes les produits dérivés à haut rendement dont elle est friande, confortablement logés dans des "véhicules" financiers hors bilan précisément affranchis de toute réglementation dont de nombreuses banques de détail, compagnies d’assurance et hedge funds se sont dotés.
Or, enseignait dès 1995 le professeur H. Bourguinat dans son essai lumineux sur l’économie virtuelle intitulé La Tyrannie des marchés, le fondement de la mécanique des dérivés tient à ce que, à chaque niveau, chacun est amené non pas à effacer le risque une fois pour toutes, mais à l’évacuer sur sa contrepartie. "Le risque, en effet, ne se met pas en conserve comme la tomate, disait-il. Tout l’art consiste à s’en débarrasser. Le problème est que, par rapport à une seule opération primaire (prêt, exportation, investissement, etc.), c’est une chaîne arborescente d’opérations induites qui intervient : si chacun s’en débarrasse, il n’est pas dit que la somme des risques encourus tout au long de la chaîne ne soit pas supérieure au risque initial engendré par l’opération originelle".

La crise que nous connaissons, les dizaines de milliards d’euros de fonds publics utilisés pour recapitaliser les banques Fortis et Dexia en quasi-faillite, et les 700 milliards de dollars injectés par le gouvernement américain pour sauver le système à la dérive ne valident pas seulement le théorème de Bourguinat, ils annoncent au son du canon le retour de l’Etat et réhabilitent le politique dans son rôle de régulateur. Jusqu'à quand ?



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4 sept. 2008

La finance et le sacré

On prête à Malraux cette sentence censément prémonitoire : « le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas », comme si l’observateur engagé des grandes tragédies de son époque ne pouvait pas ne pas avoir anticipé ce glissement du monde contemporain vers des formes de radicalité propres à la galaxie des religions. La loi de modernisation de l'économie (LME) adoptée par le Parlement le 23 juillet 2008 semble confirmer à distance l’intuition du ministre-écrivain.

Cette loi, dont l’ambition affichée par son exposé des motifs est de "stimuler la croissance et les énergies en levant les blocages structurels et réglementaires que connaît l'économie de notre pays", ouvre en effet la porte à l’adoption prochaine, en France, de mesures favorables au développement de la « finance islamique », autrement dit aux activités financières conformes à la charia.

Pour faire court, disons que la charia interdit en particulier (1) le prêt à intérêt (prohibition antique que l’on trouve déjà dans Exode XXII 25 et imposée par l’Eglise durant des siècles), (2) l’incertitude et la spéculation, (3) le financement d’activités illicites au regard du Coran (les jeux, l’alcool, l’élevage de porcs, etc.). En revanche, la charia exige (1) le partage des profits et des pertes entre l’emprunteur et le prêteur, et (2) que le financement porte sur des actifs tangibles (asset backing) ou leur équivalent économique.


En fait, l’Autorité des Marchés financiers (AMF) a déjà publié deux textes touchant à la « finance islamique » : une note du 17 juillet 2007 consacrée aux critères de sélection extra-financiers d’OPCVM supposés conformes à la loi islamique, et la note du 2 juillet 2008 traitant de la question de l’admission aux négociations sur un marché réglementé français de certains titres de créances « charia compatibles », les sukuk. Comme souvent, la voie avait déjà été explorée dans l’espace anglo-saxon, pragmatique par essence, l’Autorité de régulation britannique (FSA) ayant accordé, en 2004, un agrément bancaire à l'Islamic Bank of Britain, ce qui a ipso facto fait déborder la « finance islamique » du terreau musulman auquel elle se trouvait cantonnée, pour la présenter comme une alternative crédible à la finance traditionnelle.

Bien que marginal (on estime qu'il ne représente aujourd'hui que 500 à 600 milliards de dollars américains dans le monde), le secteur se développerait sur un rythme de l'ordre de 15% l’an, et présenterait ainsi un potentiel d’affaires considérable. En ces temps de récession économique, un tel taux de croissance a de quoi faire des envieux. Nul ne devrait s’étonner, dès lors, que les Etats occidentaux s'intéressent à ces pratiques nouvelles, lesquelles s’inscriraient, nous disent leurs partisans, dans le mouvement général amorcé vers la « finance éthique ». Après la catastrophe planétaire de la crise des subprimes que nous ont infligée les docteurs Folamour de l’argent, spécialistes ès titrisation, on est prié d’apprécier l’oxymoron…

Reste à savoir comment le droit français pourrait intégrer les règles de la « finance islamique ». D’ores et déjà, gageons que quelques contrats prévus par le Code civil présentent une certaine « charia compatibilité » : entre autres exemples, la vente à réméré qui permet au financier d’acheter un bien pour le revendre à son « emprunteur » moyennant une marge qui lui assurera sa rémunération sans percevoir d’intérêt ; la location-vente qui diffère le transfert de propriété du bien à l’issue d’une période de location au cours de laquelle le financier aura réalisé son profit; le contrat de société qui organise entre le financier et « l’emprunteur » le partage des profits et des pertes ; de même, les créances telles que les titres participatifs prévus par le Code de commerce, et dont la rémunération dépend de la performance économique de l’actif sous-jacent, semblent admises par la loi islamique.

A première vue, rien de tout cela ne heurte de front les principes essentiels du droit français dès lors, notamment, que les opérations de « financement islamique » ne violent pas le principe constitutionnel de laïcité, ne s’applique pas de manière discriminatoire aux seuls musulmans et ne subordonnent pas l’application de la loi du contrat à la charia, la règle religieuse ne pouvant faire obstacle à l’application de la loi civile.

Dans son Désenchantement du monde, le philosophe Marcel Gauchet a naguère, développé la thèse selon laquelle «l’originalité radicale de l’Occident moderne tient à la réincorporation au cœur du lien et de l’activité des hommes de l’élément sacral qui les a toujours modelé du dehors». L’acclimatation programmée des prescriptions de l’islam à l’univers "amystique" du droit moderne, qui se révèle finalement prompt à toutes les récupérations et à toutes les subversions, ne contredit pas fondamentalement cette opinion.


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1 juil. 2008

Mères porteuses : nouveau débat en perspective...

Avec la publication, le 25 juin dernier, du rapport du groupe de travail sénatorial, un pas semble avoir été fait vers la légalisation, en France, de la pratique de la gestation pour autrui, qui bouleverse l’idée même que l’on se fait depuis toujours de la filiation. Pour le dire simplement, cette pratique consiste à faire un enfant avec les ovocytes fécondés in vitro d’une femme dépourvue d’utérus avec le sperme de son compagnon ; l’embryon ainsi conçu est ensuite transféré dans l’utérus d’une autre femme, la « mère porteuse », qui le portera pour le compte de ce couple. Génétiquement, l’enfant sera incontestablement de ce couple de parents intentionnels, qui le recueillera à sa naissance et l’élèvera. On peut imaginer ce que ces techniques médicales mises au service de couples désireux d’avoir un enfant possédant leurs propres gènes peut susciter d’interrogations d’ordre psychologique ou psychanalytique, tant au niveau de la mère porteuse qu’à celui des parents dits intentionnels et de l’enfant lui-même. Des questions éthiques ne manqueront pas de se poser sur le risque de générer une nouvelle aliénation du corps des femmes, une sorte de commerce des ventres… Limitons-nous ici au seul point de vue du droit.

La maternité pour autrui a été radicalement proscrite par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation aux termes de son arrêt du 31 mai 1991. Dans l’affaire qui a donné lieu à cette décision, une femme atteinte d'une stérilité irréversible avait permis à son mari de donner son sperme à une autre femme qui, inséminée artificiellement, avait porté et mis au monde l'enfant que ce couple désirait ; à sa naissance, cet enfant a été déclaré comme étant né du mari, sans indication de filiation maternelle. La cour d’appel de Paris avait prononcé son adoption plénière par l’épouse stérile en retenant que, « en l’état actuel des pratiques scientifiques et des mœurs, la méthode de la maternité substituée doit être considérée comme licite et non contraire à l'ordre public », cette adoption étant de surcroît conforme à l'intérêt de l'enfant, qui avait été accueilli et élevé au foyer de ce couple pratiquement depuis sa naissance.


La Cour de cassation avait cassé cette décision de Paris en jugeant solennellement que « la convention par laquelle une femme s'engage, fût-ce à titre gratuit, à concevoir et à porter un enfant pour l'abandonner à sa naissance contrevient tant au principe d'ordre public de l'indisponibilité du corps humain qu'à celui de l'indisponibilité de l’état des personnes ». Les lois de bioéthique de 1994 ayant consacré cette jurisprudence, la Cour de cassation a pu réaffirmer sa position hostile à la maternité de substitution en énonçant, par son arrêt du 9 décembre 2003, que l'adoption plénière d'un enfant né dans ces conditions ne pouvait qu'être refusée car « la maternité pour autrui, dont le caractère illicite se déduit des principes généraux du Code civil, et aujourd'hui de son article 16-7, réalise un détournement de l'institution de l'adoption ».


Mais, comme souvent, le droit court après la pratique et doit finalement s’adapter pour tenir compte de l’évolution des mentalités, et des libertés offertes ailleurs, comme au Canada, aux Etats-Unis, en Grande Bretagne ou en Grèce, où la pratique des mères porteuses est légale, voire aux Pays-Bas et en Belgique où elle est tolérée. Ainsi, à l’automne dernier, à propos de la transcription d’actes de naissance de jumeaux nés à l’étranger, la cour d’appel de Paris - encore elle - a accepté, au nom de « l’intérêt supérieur des enfants » d’ordonner cette transcription afin de ne pas les priver d’actes d’état civil indiquant leur filiation, y compris à l’égard de leur père biologique.

C’est précisément pour éviter que les enfants nés à l’étranger se trouvent privés de leur lien de filiation maternelle que le groupe sénatorial s’est prononcé en faveur de la légalisation de la gestation pour autrui. Sous diverses conditions, cela va de soi : exclusion de toute transaction à caractère mercantile, contrôle de l’Agence de Biomédecine, autorisation d’un juge, notamment. Le tout pour permettre à des femmes qui ne peuvent mener une grossesse à terme « d’avoir des enfants en toute sécurité médicale », dit le rapporteur. Précision superfétatoire si l’on veut bien admettre que la sécurité médicale peut être assurée ailleurs qu’en France…

D’une certaine manière, ce débat rappelle l’époque de la légalisation de l’avortement, en 1974. Comme l’écrit Simone Veil dans son autobiographie, les consultations préalables auxquelles, alors ministre de la Santé, elle avait procédé auprès des diverses autorités religieuses n’avaient pas suscité d’oppositions vraiment farouches. Inspirées par les milieux les plus intégristes, les passions ne se sont déchaînées qu’au cours de la discussion parlementaire qui suivit.

Le temps des empoignades furieuses, des anathèmes et autres menaces d’excommunications n’est donc pas encore venu, mais on sent bien que la maternité pour autrui pose des problèmes ontologiques au moins aussi graves et complexes que ceux du passé. En premier lieu, de la « gestatrice » qui a porté l’enfant et en a accouché ou de la donneuse d’ovocyte dont il portera le patrimoine génétique et/ou qui le recueillera à sa naissance et l’élèvera, qui est donc la mère ?

La réponse que le législateur donnera à cette question en réglera l’aspect légal, mais pas les délicats aspects philosophiques et moraux sous-jacents qu’il appartiendra à d’autres de tenter de résoudre.


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