21 mars 2011

Réflexions sur les révolutions "2.0."

Qui n’a pas été stupéfié par la vitesse avec laquelle les régimes arabes réputés ancrés dans un autoritarisme apparemment increvable ont vacillé sur leur socle ou carrément chuté comme en Tunisie et en Egypte ? Qui ne s’est pas émerveillé de voir s’effondrer des dictatures bâties sur l’intimidation, la corruption, la prévarication et la confiscation des richesses par des familles dirigeantes et leurs obligés devant le grondement de leurs populations enfin sorties, avec courage, de la torpeur dans laquelle les avait plongées une trop longue servitude? Qui, dans les cénacles intellectuels, dans les colonnes des journaux, sur la blogosphère ou dans les bistros n’a pas philosophé sur le rôle majeur d’Internet et des réseaux sociaux comme vecteurs de mouvements aussitôt baptisés Révolutions « 2.0 », capables de convoquer des foules entières devant des palais présidentiels pour en expulser leurs occupants ? Qui enfin ne s’est pas pris à rêver, par la grâce de Google, Facebook ou Twitter, d’une contagion émancipatrice à l’Iran, la Syrie, le Yémen, la Birmanie, Cuba et, pourquoi pas, la Chine ? L’Histoire enseigne pourtant que l’époque des ordinateurs personnels, smartphones et autres tablettes dont la planète entière, sous toutes ses latitudes, s’est dotée n’a pas l’exclusivité des renversements express de régimes. Prenons deux exemples.

Louis XVI avait convoqué les Etats Généraux dans un contexte de crise des finances royales sur fond de dépression économique. Officiellement ouverts à Versailles le 5 mai 1789, la question de la vérification des pouvoirs des députés aboutit aussi en quelques semaines à une révolution politique difficilement imaginable. Dès le 17 juin en effet, sur proposition de Sieyès, les députés du Tiers, « considérant qu’ils représentaient quatre vingt seize centièmes de la Nation » se déclarèrent « assemblée nationale ». Affirmant aussitôt son pouvoir, elle autorisa provisoirement la perception des impôts traditionnels mais subordonna toute perception ultérieure à son agrément. Le 20 juin, au Jeu de Paume, ces mêmes députés jurèrent « de ne jamais se séparer et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeraient, jusqu’à ce que la constitution du royaume fut établie et affermie par des fondements solides ». Le 23 juin, harangués par Mirabeau, ils refusèrent d’obtempérer aux ordres du roi de se retirer, l’assemblée déclarant « traître à la Nation » quiconque porterait la main sur eux. Le roi s’inclina, et le peuple de Versailles, dès qu’il eut vent des incidents, envahit les cours du château sans rencontrer de résistance de la part des gardes françaises qui criaient « Vive le Tiers ! Nous sommes la troupe de la Nation ! ». La suite est tout aussi connue. Le 14 juillet, c’était la prise de la Bastille, symbole de la tyrannie. Dans la soirée du 4 août, le vicomte de Noailles, rallié au Tiers, proposait dans l’euphorie l’abolition des droits seigneuriaux. C’est ainsi que disparurent, au milieu des applaudissements, des cris de joie et des embrassements de députés en délire, la quasi-totalité des privilèges hérités des temps féodaux. Comme le rappelle Jean Tulard, en une nuit, ce que ni Turgot, ni Calonne ni Brienne n’avaient pu obtenir sur le seul plan fiscal fut voté dans une atmosphère d’ivresse. Cette révolution sociale fut consacrée sans tarder par la Déclaration des droits de l’homme publiée, bien qu’inachevée, dès le 26 août 1789. En l’espace de trois mois, une monarchie absolue multiséculaire avait tout bonnement disparue.

Deux siècles plus tard exactement, c’est un autre symbole, celui du totalitarisme et de la division de l’Europe qui, à la surprise générale, s’effondra devant un mouvement aussi populaire que pacifique. Il suffit en effet d’une série de manifestations en RDA et la fuite de nombre de ses ressortissants par la Hongrie et les ambassades d’Allemagne de l’ouest à Prague et Varsovie pour mettre fin, en quelques semaines également, à un régime que la plupart pensait gravé dans le marbre de l’Histoire. Commencées le 25 septembre 1989 à Leipzig, relayées à Dresde, Halle et dans d’autres villes de RDA, ces manifestations, réunissant toujours plus de participants au fil des semaines, conduisirent Erich Honecker, chef de l’Etat et du Parti, à renoncer à ses fonctions dès le 16 octobre. Puis, le 7 novembre, c’était au tour de gouvernement de démissionner collectivement. Enfin, le 9 novembre à 19 heures, un membre du bureau politique du Parti annonça lors d’une conférence de presse, avec une sorte de désinvolture rétrospectivement sidérante, qu’à partir de cette date les déplacements seraient possibles via les postes-frontière. Le Mur de Berlin était alors tombé avant même que les Berlinois ne le démantèlent au cours d’une nuit aussi festive qu’improbable. Le signal de la révolution globale était donné, qui emporta dans la foulée la presque totalité des dictatures communistes d’Europe.

Qu’on ne s’y méprenne donc pas. Pour surprenants et soudains qu’ils soient, comme récemment dans le monde arabe, les évènements révolutionnaires ne sont jamais que la conjonction d’une lente et longue maturation des esprits et d’une faillite économique imputée au système politique en place. De nos jours, Internet peut bien faciliter la diffusion des idées, aider à la communication, provoquer les prises de conscience individuelles ou collectives, précipiter des situations, Mais l’outil, assurément puissant et utile, n’agit pas comme une baguette magique car il n’y a pas, comme dans le théâtre antique, de deus ex machina.