14 juin 2011

L'oeil, la paille, la poutre

Sortie pathétique d’un commissariat de police de New York sous les flashs des photographes et les caméras de télé, menottes dans le dos, du Directeur général d’une grande institution financière internationale... Images de sa première comparution devant le tribunal, visage mangé par une barbe naissante, regard fatigué par des heures de garde à vue, chemise ouverte sous l’imper noir, air d’un vieux parrain de la mafia pris au piège de la police... Vague déferlante de déclarations indignées sur le lynchage médiatique de l’illustre suspect, les décennies de réclusion criminelle encourues, la détention provisoire avant la remise en liberté sous caution assortie d’un contrôle judiciaire digne d’un gangster de haut vol... Pour faire bonne mesure, quelques mots enfin de compassion à l’égard de la plaignante, victime supposée d’une ignoble agression sexuelle... Délires complotistes "abracadabrantesques" pour tenter d’expliquer l’inexplicable dévissage d’un candidat putatif à l’élection présidentielle auquel l’Olympe semblait promis par les sondages... C’est désormais un fait : les affaires de justice donnent aujourd’hui un carburant inépuisable à la presse et augmentent ses tirages autant qu’elles alimentent conversations et fantasmes en tout genre....

Dans le lot des commentaires entendus ou lus ici ou là à l'occasion de l'"Affaire DSK", les doctes considérations sur les mérites comparés des procédures pénales française et américaine en matière de respect de la présomption d’innocence permettent de vérifier qu’on voit toujours mieux la paille dans l’œil de l’autre que la poutre dans le sien. Car sur la question de la présomption d’innocence, pourtant inscrite en lettres d’or à l’article 9-1 de notre code civil, la France revient péniblement du diable vauvert. En témoigne la révolution récente de sa législation sur la garde à vue, inlassablement assaillie par les juges et les avocats comme une sinistre bastille.

Il aura en effet fallu attendre la condamnation de la France, après celle de la Turquie, le 14 avril 2010, par la Cour européenne des Droits de l’homme sur le fondement de l’article 6 de la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’homme et des Libertés fondamentales (CESDH), qui pose le principe de la présomption d’innocence et du droit de chacun à un procès équitable, pour que les choses commencent à bouger dans ce domaine ultra sensible. Saisi d’une QPC (la fameuse "question prioritaire de constitutionnalité"), le Conseil constitutionnel devait alors, le 30 juillet 2010, déclarer non conformes à la Constitution les dispositions de notre code de procédure pénale sur la garde à vue de droit commun au motif que l’équilibre entre les nécessités de la prévention des atteintes à l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions, d’une part, et l'exercice des libertés constitutionnelles, d’autre part, n’était pas respecté. La Chambre criminelle de la Cour de cassation apporta sa pierre à l’édifice en énonçant à son tour, le 19 octobre 2010, que « sauf exceptions justifiées par des raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l'espèce », et non à la seule nature du crime ou délit reproché, toute personne soupçonnée d'avoir commis une infraction devait, dès le début de la garde à vue, être informée de son droit de se taire et bénéficier, sauf renonciation non équivoque, de l'assistance d'un avocat. Ces principes viennent d’ailleurs d’être rappelés par de nouveaux arrêts rendus par cette même Chambre le 31 mai 2011.

C'est ainsi qu'avec la réforme promulguée le 14 avril 2011, entrée en vigueur le 1er juin, à laquelle le législateur a du se résigner sous la pression judiciaire, il est désormais prévu qu'en France, en règle générale (car il y a des exceptions pour certains types d'affaires), toute personne peut bénéficier, dès le début de sa garde à vue et tout au long des interrogatoires, de l'assistance effective d'un avocat. On ajoutera qu’en lendemain de la publication de ces nouvelles règles de procédure, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, statuant sur des affaires concernant des étrangers en situation irrégulière, a, aux termes de quatre décisions rendues le 15 avril 2011, dit que non seulement que le régime actuel de la garde à vue sans avocat était contraire à l’article 6 de la CESDH, mais encore que ce texte était immédiatement applicable. L'Assemblée plénière a ainsi pris le contrepied du Conseil constitutionnel et de la Chambre criminelle qui avaient accepté, pour ne pas « porter atteinte au principe de sécurité juridique et à la bonne administration de la justice », c'est-à-dire pour ne pas perturber le déroulement des enquêtes en cours, que soient différées au 1er juillet 2011 au plus tard les nouvelles modalités de la garde à vue. A la surprise générale, les avocats ont fait leur entrée dans les hôtels de police, où ils n'étaient jusque là tolérés que pendant quelques minutes, pour y faire enfin leur métier.

Ces changements radicaux intervenus au cours de ces derniers mois nous semblent les bienvenus. Mais lorsqu’on sait que la loi conserve au procureur de la République le rôle principal et l'essentiel du pouvoir de décision au stade initial de l’enquête, qui échappe ainsi largement aux juges du siège, on mesure le chemin à parcourir, et les batailles qui restent à mener, pour mettre en harmonie le droit français avec celui des autres démocraties européennes. Quant à voir ici, comme aux Etats-Unis, un homme suspecté de viol, interpellé dans le cadre d'une enquête de flagrance, remis en liberté sous caution au nom de la présomption d’innocence, c'est encore bien prématuré...