27 nov. 2012

Paix pour le Nobel

La bonne foi oblige à s’étonner que l’attribution du prix Nobel de la Paix de l’année 2012 à l’Union européenne (UE) ait pu susciter de telles polémiques. Enoncer, à l’instar du Comité Nobel, que la construction européenne a fait passer "un continent en guerre à un continent en paix" et que "l'Union et ses précurseurs ont contribué pendant soixante ans aux progrès de la paix et de la réconciliation, de la démocratie et des droits de l'homme en Europe" est un truisme aussi aveuglant qu’affirmer qu’il fait jour à midi. La surprise vient plutôt du fait qu’il ait fallu attendre tant d’années pour voir enfin récompenser les efforts de pacification continentale réalisée sur la base du libre consentement des nations entrepris au lendemain d’une seconde guerre mondiale dont l’Europe fut à la fois le foyer d’origine et le théâtre principal de toutes les abominations. Dans le camp des eurosceptiques de tout poil, on s’est empressé de dénoncer ce choix avec des arguments plus ou moins bien troussés. D’improbables juristes y ont même vu une "illégalité" puisque, selon son testament, Alfred Nobel n’aurait envisagé de ne récompenser que l’action en faveur de "la fraternisation des peuples, l'abolition ou la réduction des armées permanentes ainsi que pour la formation et la diffusion de congrès de la paix". Or, pour le Bureau International de la Paix, l’UE ne chercherait pas à procéder à une démilitarisation des relations internationales et ses membres "justifieraient la sécurité basée sur la force militaire et livreraient des guerres plutôt que d'insister sur le besoin d'approches alternatives." Dans le concert des dénonciations, la palme de l’ironie version française revient peut-être au coprésident du Parti de gauche pour qui l’Institut scandinave mériterait le prix de l'humour noir. "Certes, a-t-il déclaré avec sa verve tribunicienne, l'Union européenne a garanti la paix aux marchés financiers, aux spéculateurs et aux profits bancaires, mais ne mène-t-elle pas une guerre contre les peuples qui la composent et leurs droits sociaux ?" La construction européenne n’a manifestement pas résolu tous les problèmes que posent aux nations, de la Grèce au Portugal en passant par l’Irlande ou l’Espagne, l’économie mondialisée et les cortèges de chômeurs qu’elle provoque ; les hoquets de la monnaie unique sont loin d’être réglés ; le modèle institutionnel européen reste à parfaire pour que les peuples éprouvent enfin l’enthousiasme qui leur manque pour adhérer pleinement à l’idée, parfaitement incongrue il y a soixante ans, que l’Europe est leur avenir commun. Rien n’empêche d’ailleurs de penser que l’attribution du prix à l’UE a été voulue comme un encouragement vers plus de convergence et d’intégration, particulièrement sur les plans budgétaires et fiscaux, pour résoudre la crise de l’euro. Néanmoins force est d’admettre que cette aventure inouïe, fondée sur un système de solidarités économiques et la prééminence du droit sur la force, pensée par une poignée d’hommes aussi inspirés que Monet, Schuman, Churchill, Adenauer ou de Gasperi, constitue une rupture radicale avec les logiques mortifères de domination impériale sans précédent dans l’histoire de l’humanité. En dépit de ses imperfections, le résultat n’a d’ailleurs pas de quoi faire rougir. "Contre ma volonté, écrivait Stefan Zweig en 1941 dans sa préface au « Monde d’hier », j’ai été le témoin de la plus effroyable défaite de la raison et du plus sauvage triomphe de la brutalité qu’atteste la chronique des temps ; jamais […] une génération n’est tombée comme la nôtre d’une telle élévation spirituelle dans une telle décadence morale." De fait, brisée par deux guerres fratricides suicidaires, ruinée au point de ne devoir, en Occident, son salut qu’à l’aide économique et militaire des Etats-Unis, divisée en deux par l’orgueil hégémonique de Staline légitimé par les conquêtes de l’Armée Rouge, l'Europe de 1945 était vouée à n’être plus que le champ clos des rivalités des superpuissances nucléaires. De ce désastre absolu produit par cette "effroyable défaite de la raison" est pourtant né un projet inédit forgé par une extraordinaire victoire de la raison, dont le pouvoir d’aimantation a fini par abattre les dernières dictatures fascistes et communistes du continent. A l’heure où, en Asie, en Afrique et au Proche-Orient, les revendications territoriales et les conflits ethniques ou nationaux attisent les tensions et se règlent dans le sang, l’exemple européen valait bien, pour le moins, cette distinction tardive. ...