5 oct. 2008

Le purgatoire du capitalisme

Deux effets au moins de la crise financière internationale semblent avoir échappé à la sagacité des commentateurs :
1) l’augmentation induite de la consommation de Prozac, Lexomil et autres antidépresseurs dans le cercle naguère protégé des banquiers, assureurs, fonds, courtiers et intermédiaires financiers en tous genres, et chez leurs clients éberlués par l’ampleur du désastre ;
2) le retour en vogue des professeurs d’histoire de la pensée économique, sortis de la naphtaline universitaire pour disserter à l’envi devant le grand public des téléspectateurs sur les leçons mal apprises de la crise de 1929 à laquelle d’aucuns comparent ces évènements. Passons sur la pharmacie et intéressons-nous ici aux enseignements de la crise.

Sauf à vivre en apesanteur au-dessus de la stratosphère ou parmi des peuplades indigènes isolées au fond de l’Amazonie, nul n’ignore plus aujourd’hui l’origine de la déroute, l’ingénieux virus des subprimes. De Bear Stearns à AIG, ce sont des banques d’affaires parfois séculaires comme Lehman Brothers ou Merry Lynch, ou des institutions monumentales comme les Fannie et Freddie ou Washington Mutual qui ont été décimées semaine après semaine, victimes directes ou indirectes de ces crédits hypothécaires explosifs accordés tous azimuts qui ont fait gonfler la bulle immobilière jusqu’à l’éclatement, mis à la rue des millions de ménages américains surendettés et menacé de ruine les retraités. Répandues sur la planète par la magie de la « titrisation », ces créances pourries, junk bonds d’un nouveau type, ont contaminé le monde bancaire et sapé ses fondations, obligeant les Etats, des deux côtés de l’Atlantique, à intervenir à coups de milliards prélevés sur les finances publiques pour sauver leurs économies d’un risque systémique majeur comparable à la catastrophe des années ‘30. Il n’en fallait pas plus pour entendre crier au Congrès américain – ce qui n’est pas la moindre surprise – haro sur le vilain baudet capitaliste qui, selon l’expression à la mode, privatise les profits et socialise les pertes.

A y regarder de plus près, l’affaire ne devrait pas étonner à l'excès. L’essor des économies occidentales au cours du XXe siècle a toujours reposé sur un impératif catégorique : fournir de la monnaie et du crédit pour financer l’activité et doper la croissance, fut-ce au prix du risque de non remboursement. "Il ne peut y avoir de croissance soutenue et durable que d’économies de débiteurs", soutenait jadis Alain Cotta (in Le capitalisme dans tous ses états, 1991). C’est ce raisonnement qui a conduit, par exemple, à accorder des prêts massifs aux pays d’Amérique latine dans les années ’80, dont les capacités de remboursement étaient notoirement incertaines (ces pays n’avaient jamais remboursé dans le passé), la collectivité assurant en dernier ressort le règlement des dettes en les effaçant. De fait, la politique de croissance s’accommode de ces défaillances qui, en période de stabilité des prix, jouent le même rôle que l’inflation en d’autres temps en allégeant de facto les charges des débiteurs. A l’instar de Cotta, on pourrait donc s’écrier avec un brin d’ironie : "Bénies soient l’inflation ou l’inconséquence des prêteurs ! ". En finançant l’acquisition de logements par des millions de petites gens, les banques ont joué la même martingale en misant sur une croissance continue, le plein emploi et la hausse constante de l’immobilier encouragée par la politique monétaire de la Réserve fédérale. Là se nichait l’erreur fatale.

Il n'y a pas si longtemps, l’économiste Elie Cohen écrivait que "l’essor de la finance de marché joint à une régulation prudentielle stricte appliquée aux banques a favorisé une industrie du risque [..] qui explique que l’éclatement de la bulle Internet n’ait pas provoqué la faillite d’institutions financières" (E. Cohen, Le nouvel âge du capitalisme, 2005). A la lumière des évènements présents, cette analyse paraît bien imprudente. Le risque serait en effet resté cantonné aux acteurs directement concernés si la finance de marché n’avait pas truffé de ces fameux subprimes les produits dérivés à haut rendement dont elle est friande, confortablement logés dans des "véhicules" financiers hors bilan précisément affranchis de toute réglementation dont de nombreuses banques de détail, compagnies d’assurance et hedge funds se sont dotés.
Or, enseignait dès 1995 le professeur H. Bourguinat dans son essai lumineux sur l’économie virtuelle intitulé La Tyrannie des marchés, le fondement de la mécanique des dérivés tient à ce que, à chaque niveau, chacun est amené non pas à effacer le risque une fois pour toutes, mais à l’évacuer sur sa contrepartie. "Le risque, en effet, ne se met pas en conserve comme la tomate, disait-il. Tout l’art consiste à s’en débarrasser. Le problème est que, par rapport à une seule opération primaire (prêt, exportation, investissement, etc.), c’est une chaîne arborescente d’opérations induites qui intervient : si chacun s’en débarrasse, il n’est pas dit que la somme des risques encourus tout au long de la chaîne ne soit pas supérieure au risque initial engendré par l’opération originelle".

La crise que nous connaissons, les dizaines de milliards d’euros de fonds publics utilisés pour recapitaliser les banques Fortis et Dexia en quasi-faillite, et les 700 milliards de dollars injectés par le gouvernement américain pour sauver le système à la dérive ne valident pas seulement le théorème de Bourguinat, ils annoncent au son du canon le retour de l’Etat et réhabilitent le politique dans son rôle de régulateur. Jusqu'à quand ?