4 sept. 2008

La finance et le sacré

On prête à Malraux cette sentence censément prémonitoire : « le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas », comme si l’observateur engagé des grandes tragédies de son époque ne pouvait pas ne pas avoir anticipé ce glissement du monde contemporain vers des formes de radicalité propres à la galaxie des religions. La loi de modernisation de l'économie (LME) adoptée par le Parlement le 23 juillet 2008 semble confirmer à distance l’intuition du ministre-écrivain.

Cette loi, dont l’ambition affichée par son exposé des motifs est de "stimuler la croissance et les énergies en levant les blocages structurels et réglementaires que connaît l'économie de notre pays", ouvre en effet la porte à l’adoption prochaine, en France, de mesures favorables au développement de la « finance islamique », autrement dit aux activités financières conformes à la charia.

Pour faire court, disons que la charia interdit en particulier (1) le prêt à intérêt (prohibition antique que l’on trouve déjà dans Exode XXII 25 et imposée par l’Eglise durant des siècles), (2) l’incertitude et la spéculation, (3) le financement d’activités illicites au regard du Coran (les jeux, l’alcool, l’élevage de porcs, etc.). En revanche, la charia exige (1) le partage des profits et des pertes entre l’emprunteur et le prêteur, et (2) que le financement porte sur des actifs tangibles (asset backing) ou leur équivalent économique.


En fait, l’Autorité des Marchés financiers (AMF) a déjà publié deux textes touchant à la « finance islamique » : une note du 17 juillet 2007 consacrée aux critères de sélection extra-financiers d’OPCVM supposés conformes à la loi islamique, et la note du 2 juillet 2008 traitant de la question de l’admission aux négociations sur un marché réglementé français de certains titres de créances « charia compatibles », les sukuk. Comme souvent, la voie avait déjà été explorée dans l’espace anglo-saxon, pragmatique par essence, l’Autorité de régulation britannique (FSA) ayant accordé, en 2004, un agrément bancaire à l'Islamic Bank of Britain, ce qui a ipso facto fait déborder la « finance islamique » du terreau musulman auquel elle se trouvait cantonnée, pour la présenter comme une alternative crédible à la finance traditionnelle.

Bien que marginal (on estime qu'il ne représente aujourd'hui que 500 à 600 milliards de dollars américains dans le monde), le secteur se développerait sur un rythme de l'ordre de 15% l’an, et présenterait ainsi un potentiel d’affaires considérable. En ces temps de récession économique, un tel taux de croissance a de quoi faire des envieux. Nul ne devrait s’étonner, dès lors, que les Etats occidentaux s'intéressent à ces pratiques nouvelles, lesquelles s’inscriraient, nous disent leurs partisans, dans le mouvement général amorcé vers la « finance éthique ». Après la catastrophe planétaire de la crise des subprimes que nous ont infligée les docteurs Folamour de l’argent, spécialistes ès titrisation, on est prié d’apprécier l’oxymoron…

Reste à savoir comment le droit français pourrait intégrer les règles de la « finance islamique ». D’ores et déjà, gageons que quelques contrats prévus par le Code civil présentent une certaine « charia compatibilité » : entre autres exemples, la vente à réméré qui permet au financier d’acheter un bien pour le revendre à son « emprunteur » moyennant une marge qui lui assurera sa rémunération sans percevoir d’intérêt ; la location-vente qui diffère le transfert de propriété du bien à l’issue d’une période de location au cours de laquelle le financier aura réalisé son profit; le contrat de société qui organise entre le financier et « l’emprunteur » le partage des profits et des pertes ; de même, les créances telles que les titres participatifs prévus par le Code de commerce, et dont la rémunération dépend de la performance économique de l’actif sous-jacent, semblent admises par la loi islamique.

A première vue, rien de tout cela ne heurte de front les principes essentiels du droit français dès lors, notamment, que les opérations de « financement islamique » ne violent pas le principe constitutionnel de laïcité, ne s’applique pas de manière discriminatoire aux seuls musulmans et ne subordonnent pas l’application de la loi du contrat à la charia, la règle religieuse ne pouvant faire obstacle à l’application de la loi civile.

Dans son Désenchantement du monde, le philosophe Marcel Gauchet a naguère, développé la thèse selon laquelle «l’originalité radicale de l’Occident moderne tient à la réincorporation au cœur du lien et de l’activité des hommes de l’élément sacral qui les a toujours modelé du dehors». L’acclimatation programmée des prescriptions de l’islam à l’univers "amystique" du droit moderne, qui se révèle finalement prompt à toutes les récupérations et à toutes les subversions, ne contredit pas fondamentalement cette opinion.