26 déc. 2008

La salsa des experts

En pince-sans-rire, feu Georges Pompidou disait qu’il y a trois façons de se ruiner : « avec les femmes, c’est la plus agréable ; au jeu, c’est la plus amusante ; avec les experts, c’est la plus certaine. » Les économistes, prévisionnistes, gestionnaires, journalistes spécialisés et contrôleurs financiers de tous poils viennent-ils, à nos dépens, de nous faire prendre la juste mesure de l’ironie présidentielle ? Comme si le tsunami déclenché par la titrisation échevelée de produits « toxiques » - subprimes et autres CDO – ne suffisait pas à dévaster l’économie, voici qu’il charrie et révèle son lot de scandales dignes d’une « salsa du démon » adaptée au monde des golden boys.

Le dernier en date porte le nom d’un ancien président du Nasdaq, figure emblématique de Wall Street s’il en est : Bernard Madoff. L’escroquerie dont il serait à l’origine est aujourd’hui évaluée au montant inouï de 50 milliards de dollars, un record absolu dans l’histoire, dit-on. A côté d’une telle catastrophe pour les investisseurs qui ont eu la faiblesse de croire aux miracles de ses performances – et que Madoff avait largement recruté parmi les organisations caritatives de la communauté juive américaine, notamment - les pertes infligées cette année, en France, par des traders casse-cou à des établissements aussi sérieux et prestigieux que la Société Générale, le Crédit agricole et la Caisse d’Epargne font quasiment figure de bluettes. Quant aux affaires Barings, Sumitomo ou Enron, qui ont jadis défrayé la chronique avec leurs quelques petits milliards de dollars de pertes cumulées, elles paraissent désormais presque insignifiantes.

Selon les premières indications de l’enquête, la filouterie aurait reposé sur le vieux système dit de la « pyramide », encore appelé « chaîne de Ponzi », un comble de rusticité au pays de la sophistication technologique ! En gros, Madoff plaçait les capitaux qu’il parvenait à lever dans des fonds spéculatifs dont le rendement, quoique risqué, devait être supérieur à la moyenne. Lorsque le rendement de ces placements n’était pas excellent, Madoff utilisait les versements de ses nouveaux clients pour rémunérer les anciens, donnant ainsi l’illusion de « surperformer » le marché, ce qui lui attirait de plus en plus d’investisseurs dont il dilapidait, en fait, d’année en année, le capital. L’accélération de la crise consécutive à la disparition brutale de Lehmann Brothers a mis ce roi de la finance à nu. Trop d’investisseurs ont voulu se retirer en même temps, et son système s’est effondré. Aux dernières nouvelles, parmi les dégâts collatéraux, on déplore un premier suicide de gérant. « Bal tragique à New York. Un mort » aurait pu titrer Hara-Kiri…

La faillite de la Bernard Madoff Investment Securities n’a pas seulement provoqué la déconfiture de dizaines de fonds d’investissement de New York, Londres, Paris, Genève ou Luxembourg, et avec elle l’infortune de quelques riches particuliers, elle annonce aussi la mise en cause devant la justice de tous ceux qui, faisant profession d’experts, ont, à des titres divers, rendu crédibles les recettes de Bernard Madoff : gérants, banques, auditeurs, évaluateurs, agences de notation, organismes de contrôle, etc. C’est-à-dire ceux dont le métier est de gérer, conseiller, noter, recommander, surveiller ou sanctionner et qui, à leur place respective, ont péché par ce que Nassim N. Taleb appelle, dans son excellent ouvrage Le cygne noir, leur « arrogance épistémique ». La liberté d’entreprendre ne serait en effet qu’une duperie sans son nécessaire corollaire : la responsabilité.

« Le problème avec les experts, écrit le même auteur, est qu’ils ne savent pas qu’ils ne savent pas.» Cette observation est plus que pertinente dans le domaine de la finance qu’on a élevé au rang de science par l’application de modèles mathématiques fondés sur une loi de probabilité gaussienne et sa fameuse courbe en cloche où tous les évènements situés au dessus et au dessous de la moyenne sont répartis de la même façon. Dans ces modèles censés aider à la prévision des évolutions de la bourse, les risques de krach et la formation de bulles spéculatives sont des aléas bénins alors que ces évènements extrêmes jouent dans la réalité, comme nous pouvons le constater, un rôle bien plus important. C’est ce déni du réel qui consiste à mettre en équations sur la base de postulats erronés une matière éminemment humaine obéissant davantage à des ressorts psychologiques et à des phénomènes socio-économiques qu’à des règles fondamentales intangibles qui a provoqué la crise des subprimes. Mais n’est-ce pas, au fond, ce même déni du réel nourri par une croyance puérile aux performances magiques de Madoff qui fait scandale ?