16 janv. 2009

Juges sur la sellette

L’époque est révolutionnaire en diable ! Il ne s'agit pas là de la défaite historique du communisme, il y a vingt ans, ni de l’ébranlement du capitalisme provoqué par une crise financière sans précédent comparable, dit-on, depuis les années 30, mais de la France qui s’apprête à secouer son petit cocotier d’institutions multiséculaires. Le rapprochement d’évènements planétaires à répercussions géopolitiques et économiques majeurs avec notre réforme du système judiciaire peut apparaître comme une étrange vue de l’esprit gallocentré. Et pourtant, à notre échelle hexagonale, la "mort" annoncée des juges d’instruction, personnages emblématiques de la justice pénale, relève du boouleversement radical. A cette différence toutefois : celui-ci procède d’une volonté politique affirmée et assumée qui semble avoir été totalement absente dans la genèse des susdits évènements.

Annoncée au début de ce mois comme le nouveau projet du président de la République, la suppression du juge d’instruction, pierre angulaire du système inquisitorial sur lequel s’est construite, depuis 1539, la procédure pénale française est pourtant dans l’air depuis des lustres. « Tôt ou tard, écrivait déjà, avec d’autres, Daniel Soulez Larivière en 1987, le juge d’instruction actuel disparaîtra au profit d’un système différent que l’on appelle accusatoire, c’est-à-dire dans lequel défense et accusation s’équilibrent mieux ». En 1990, la commission Delmas-Marty préconisait ainsi le remplacement du juge d'instruction par un juge de l'instruction destiné à devenir l’arbitre entre l’accusation, chargée de l’enquête et de la collecte de la preuve, d'une part, et la défense, dont les moyens et les droits devaient être renforcés, d'autre part. L’instauration d'un tel juge de l'instruction exigeait cependant la rupture du cordon ombilical liant le parquet au pouvoir politique faute de quoi, selon la commission, il valait mieux ne rien toucher. Ces suggestions sont restées lettres mortes, et la procédure pénale n’a été, depuis lors, modifiée qu’avec des pincettes.

Au-delà des critiques soulevées parmi les corporations de magistrats, souvent favorables au maintien du statu quo sous prétexte de défense des libertés individuelles face à la toute puissance du pouvoir exécutif, ce nouveau projet présidentiel fracassant est-il véritablement porteur d’espérance ?

On l’a dit ici et là, la procédure inquisitoire se caractérise par un curieux amalgame, dans la fonction dont est investi un magistrat « schizophrène », des rôles d’enquêteur et d’arbitre, de flic en chef et de juge, contradictoires s’il en est, seul aux prises avec sa propre pensée dialectique à peine corrigée par les recours engagés devant la chambre de l’instruction. Elle est en outre conduite sous le sceau du secret – même s’il est parfois éventé par des fuites – qui, censé assurer le respect (illusoire) du principe cardinal de présomption d’innocence, contribue souvent à ne faire surgir la vérité, lorsqu’elle éclate, que bien plus tard, lors du débat public devant le tribunal correctionnel ou la cour d’assises.

Posée en rivale, la procédure dite accusatoire, en vigueur notamment dans les pays anglo-saxons, mettrait aux prises, dans la simplicité et la transparence, un ministère public en charge des poursuites, de la conduite des investigations policières, et une défense disposant de moyens matériels, juridiques et humains efficaces. A en croire l’avocat général Bilger, militant enthousiaste du projet, « l'intelligence est mieux servie par une démarche qui confie, dans l'égalité des armes, l'essentiel - l'administration de la preuve, la contradiction argumentée et le débat - aux parties elles-mêmes évidemment concernées au premier chef, sous l'autorité et l'équité d'un juge arbitre à la parole rare donc précieuse, plutôt que par un processus dominé par un magistrat omniprésent confiant à des plaideurs dépendant de lui les miettes d'un festin qui aurait dû les regarder seuls. » Et d’imaginer le sort de l’affaire Clearstream traité selon le mode accusatoire qui aurait plus vite révélé ses mystères. « Plus on monte avec un rythme soutenu vers la transparence, écrit-il, plus on augmente les chances de la justice de n'être pas dévoyée, grignotée par les médias, sujette au soupçon et, en définitive, condamnée. » (Philippe Bilger, « Il faut achever le juge d’instruction », 7 janvier 2009).

Diantre ! Derrière ces envolées apologétiques, on voit immédiatement poindre le risque de laisser aux seules mains du procureur de la République, soumis par la loi à la hiérarchie du ministère, une instruction orientée, guidée par la main experte, intéressée et omnipotente du pouvoir. Disposant déjà de prérogatives considérables (principe de l’opportunité des poursuites, choix de la voie procédurale en matière de délits, droit de réquisitions, droit d’appel général des ordonnances du juge d’instruction, etc.), voici qu’on s’apprête à lui en conférer de nouvelles et non des moindres : celles de diriger l'action de la police. Face au parquet qui disposera ainsi des moyens de l’Etat pour instruire à charge, le justiciable mis en examen aura besoin de mobiliser bien des ressources financières pour faire contrepoids en s’offrant des équipes d’avocats chevronnés, compétents et audacieux, susceptibles de lui tenir la dragée haute pour l’aider à résister à la machine judiciaire. Le déséquilibre est acquis.

Caricature peut-être que ce tableau fait de contrastes violents, diront certains, alors que la grande majorité des affaires délicteuses échappent déjà aux magistrats instructeurs. Mais ce risque n’est pas purement théorique dans un pays où, pour des raisons historiques autant qu’idéologiques, l’autorité judiciaire n’a jamais été conçue comme un troisième pouvoir.

Imparfaite sans doute, la procédure pénale française, avec son juge d’instruction indépendant pouvant, par son statut, résister aux pressions, n’ayant a priori de comptes à rendre qu’à lui-même, ne cumule pas tous les défauts. Les désastres rappelés à l’envi dans la polémique qui enfle, comme les dossiers de Bruay-en-Artois, Villemin et plus récemment Outreau, de triste mémoire, ne sauraient effacer tous les succès remportés au quotidien par des juges courageux capables de penser contre eux-mêmes, de douter des culpabilités trop évidentes, des aveux faciles, et de remettre en cause les conclusions policières. Surtout ces désastres ne relèvent pas du seul égarement de petits juges isolés, claquemurés dans leurs certitudes et leurs préjugés, l’affaire d’Outreau ayant montré à quel point les responsabilités étaient partagées par l’ensemble de l’institution judiciaire, du ministère public au juge des libertés et de la détention.

Réformer donc, pourquoi pas ? mais, de grâce, comme disait Condorcet, avec une main tremblante.