26 déc. 2011

Le bal des vaines croyances

Les turbulences persistantes dans la zone euro, la pression des agences de notation et des marchés financiers, l’affaire des eurobonds et la réflexion autour du rôle de la BCE n’en finissent pas d’exacerber les anciennes querelles. Sur fond de mondialisation galopante, la construction européenne et les concessions qu’elle exige, spécialement sur le plan budgétaire, ravivent presque partout sur le Vieux continent la question quasi ontologique de la sacro-sainte souveraineté nationale. Paraphrasant le général de Gaulle qui, au cours d’une fameuse conférence de presse, raillait ceux qui, selon ses termes, sautaient sur leur siège comme des cabris en criant « Europe, Europe, Europe », on voit que, en période électorale le plus souvent, il ne manque jamais de brailleurs professionnels pour scander sur le mode incantatoire "souveraineté, souveraineté, souveraineté", toujours prêts à déraper dans la surenchère du quant-à-soi et du chauvinisme.

La position inflexible du gouvernement allemand, arquebouté sur ses principes d’orthodoxie budgétaire, a ainsi donné lieu, de la part de nos tribuns au petit pied, à quelques raccourcis historiques déconcertants. Comparer la chancelière à Bismarck, voire implicitement au Führer en personne en évoquant, à propos du résultat d’un énième sommet franco-allemand, la funeste rencontre de 1938 à Munich est imbécile et injurieux, surtout pour les rescapés de la furie nazie. Pour certains, il faut sans doute en faire des tonnes dans le registre guerrier pour exister. Comme d’autres l’ont déjà dit, ces outrances sont d’autant plus injustes et paradoxales que la puissance économique de l’Allemagne, résultat des réformes réalisées aux forceps par ses gouvernements successifs au cours de la dernière décennie, ne l’enivre ni ne l’entraîne pour autant à s’aventurer tête baissée sur le terrain militaire pour montrer ses muscles. Lui prêter des intentions hégémoniques, alors que la bonne foi oblige à constater qu’elle contribue sans doute plus que d’autres au sauvetage de l’euro, n’est donc qu’un mauvais procès aux relents nauséabonds.

Ce néo-bellicisme de papier relance une fois de plus le débat manichéen opposant souverainistes et mondialistes, les premiers étant censés protéger les nations et leurs traditions derrière leurs murs et leurs frontières, les seconds les exposer à tous les vents en les aliénant à la tyrannie des marchés dont la loi serait imposée par des institutions bureaucratiques supranationales non élues oublieuses des particularismes des peuples et de la démocratie représentative qui nous est chère.

Stigmatiser les « abandons de souveraineté » auxquels des dirigeants faibles ou étourdis auraient consenti au bénéfice de la technocratie bruxelloise constitue aujourd’hui le fonds de commerce de tous ceux qui, à droite et à gauche, rêvent de redonner du lustre à la vie politique en restaurant une espèce de volonté populaire enchantée. Dans un essai publié il y a dix ans, La Démocratie inachevée, le sociologue et historien Pierre Rosanvallon dénonçait déjà le tableau idyllique de nos souverainistes où les figures héroïques de Jeanne d’Arc à de Gaulle en passant par les soldats de l’An II, Napoléon et Clémenceau occupaient le premier plan. Faute de circonstances exceptionnelles propres à faire éclore les héros de cet acabit, seules des batailles et des résistances imaginaires peuvent, aux yeux de nos anti-capitulards contemporains habités par leurs fantasmes de grandeur, permettre de penser la démocratie. Or ce souverainisme est pris au piège de ses présupposés sur les voies d’expression de la souveraineté du peuple. Celle-ci n’est cependant ni fixe ni invariable, et il serait gravement erroné de croire qu’on pourrait la rétablir, telle que conceptualisée à partir des Lumières, en annulant les décisions ayant conduit à sa dilution progressive. L’histoire des deux derniers siècles enseigne que la détermination des formes du gouvernement représentatif a varié au fil du temps et que le peuple, trop facilement assimilé à la nation, n’est ni un sujet évident, ni un bloc sans faille uni par nature et surplombant en lévitation la difficulté toujours posée par les formes politiques de la démocratie et ses profondes modifications sociologiques.

A l’inverse, il serait illusoire de croire avec les mondialistes, béats ou résignés, qu’il n’y aurait rien à inventer sur les formes pertinentes d'expression de la démocratie, et qu’il suffirait de transposer au niveau européen voire mondial des institutions nationales bien rôdées pour régler les problèmes de gouvernance que l’élargissement de l’espace économique et l’évolution de l’idée de citoyenneté obligent à résoudre. Chaque jour qui passe montre que cette croyance est tout aussi vaine, et qu’il est urgent de changer de paradigme en faisant l’effort de penser une nouvelle démocratie adaptée aux enjeux et à l’échelle de notre temps.