30 avr. 2012

Leçon norvégienne

Mettre un malfaiteur en puissance hors d’état de nuire avant qu’il n’ait commis son crime, l’idée n’est pas nouvelle. Dans la Washington du futur de Minority report, le film de Steven Speilberg, la criminalité a été éradiquée grâce aux visions de trois médiums, désignés par le terme precogs pour "précognitifs", humains en état de stase utilisés par les agents de la Precrime pour prédire les crimes et empêcher à temps leurs auteurs potentiels d’agir. Ces prophètes d’un nouveau genre, annonciateurs et dénonciateurs comme ceux de la Bible, révélaient l'heure du méfait, le nom de l'agresseur et celui de la victime, mais les autres informations sur le crime à venir ne pouvaient être obtenues qu'en décryptant, à l’aide d’ordinateurs utilisant une interface de réalité virtuelle, les indices donnés par les images relayées par les precogs… L’arrestation préventive n’est pas qu'un scénario de science-fiction, c’est le rêve de toute bonne police. Mais les hallucinations de voyants ne suffisant pas à administrer la preuve de l’intention criminelle d’un individu, le législateur a du se contenter d’ériger en infraction (hautement) punissable des comportements suspects comme la consultation habituelle de sites pédopornographiques, au moins autant pour tarir le marché que parce qu'en tout internaute coutumier du fait sommeille un pédophile susceptible de passer à l’acte... C’est le même principe qui sous-tend le projet de loi adopté par le Conseil des ministres, le 11 avril dernier, dans la foulée des annonces faites par le président de la République. Sitôt Mohamed Merah, le jeune djihadiste se réclamant d’Al Qaïda auteur des sept meurtres commis à la mi-mars à Montauban et à Toulouse, identifié puis abattu par le Raid, ce texte a été opportunément sorti des cartons, au beau milieu d’une terne campagne électorale. Selon le ministre de la justice, le projet vise notamment à renforcer la prévention du terrorisme en ciblant la catégorie des "loups solitaires" agissant en marge des réseaux organisés, par la traque des habitués des sites internet faisant de la provocation au terrorisme ou l’apologie d’actes de terrorisme. Une infraction à connotation prédictive, en somme, à la répression de laquelle devrait être affectée une brigade de precogs d’un genre plus prosaïque, policiers ou gendarmes spécialisés travaillant à scruter la Toile sur leurs écrans d’ordinateur. Comme en matière de tourisme sexuel, cette loi permettra aussi de poursuivre et de condamner tout individu de nationalité française ou résidant habituellement en France qui se rendra à l'étranger pour suivre des travaux d'endoctrinement à des idéologies conduisant au terrorisme et participera à des camps d'entraînement. Sans attendre, donc, qu'il commette son forfait en France. Les règles de procédure et de poursuite de droit commun, ainsi qu'une partie des moyens d'investigation de la lutte anti-terroriste, pourraient ainsi devenir applicables si, après les élections législatives du printemps, le Parlement votait ce projet. Rien de moins sûr toutefois puisque certaines voix autorisées ont déjà fait savoir que, "sans évaluation préalable des lois existantes, ce texte pourrait se révéler inutile, inefficace, voire contre-productif." Sans prendre parti dans un débat qui relève d’abord des spécialistes et pose de nombreux problèmes, tant en matière de définitions qu'au regard des libertés fondamentales protégées par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, cette nouvelle bouffée législative invite à méditer la leçon norvégienne. Face aux outrances d’Anders Breivik, l’ultra-nationaliste jugé pour le meurtre de 77 personnes commis le 22 juillet 2011 à Oslo et sur l’île d’Utoya, qui n’hésite pas à faire un grotesque salut nazi au début de chaque audience et n’exprime apparemment aucune compassion à l’égard de ses victimes, regrettant seulement de ne pas en avoir fait davantage, la Norvège oppose sans barguigner respect, décence et dignité. Et une confiance non mesurée en son Etat de droit qui, pour ses citoyens, doit en toutes circonstances être capable de surmonter ses épreuves sans céder à la tentation de renoncer à ses principes démocratiques pour vaincre la barbarie.