15 mars 2010

Destin grec

Le collapsus de l’économie grecque et le psychodrame européen qui s’ensuivit au sujet de son sauvetage ont tenu en haleine pendant quelques semaines des millions d’observateurs médusés. Ainsi, un pays pourrait se trouver en état de cessation des paiements, dans l’impossibilité de faire face au règlement de ses dettes pharaoniques ou, pour le dire comme tout le monde, à l’ancienne et improprement, ‘’faire faillite’’ ? Techniquement, le scénario n’est pas invraisemblable puisqu’il s’est déjà rencontré. Toutefois, à la différence d’une entreprise qui peut purement et simplement disparaître du registre du commerce par l’effet d’une liquidation judiciaire, un Etat, lui, survit toujours à sa défaillance et n'encourt pas pour cela le risque d'être radié de la liste des membres souverains des Nations Unies.

Pour rétablir son équilibre financier et se donner de l’oxygène sans recourir à l’emprunt puisque l’accès au crédit sur les marchés financiers lui est de plus en plus difficile, un Etat dispose toujours des moyens classiques de politique budgétaire, à savoir l’augmentation des recettes fiscales et la compression des dépenses. Bien entendu, aucune de ces solutions n’est politiquement indolore comme en témoignent les récentes manifestations d’Athènes contre les plans d’austérité du gouvernement, le référendum de défiance en Islande ou les vives protestations des salariés espagnols contre le recul de l’âge de la retraite. Privilège du prince, on pourrait même imaginer qu’un Etat efface d’autorité tout ou partie de sa dette, ce qui le conduirait à être blacklisté par ses créanciers et autres prêteurs potentiels, mais ne signerait pas pour autant son arrêt de mort en tant qu’Etat.

Dans l’affaire grecque, le plus édifiant n’est finalement point tant de constater qu’un pays, à l’instar d’une entreprise ou d’un ménage, peut partir à la dérive, mais de découvrir à cette occasion de quel cynisme certaines grandes institutions financières sont capables pour tirer profit de leur propre turpitude. Ainsi, le voit-on, de Goldman Sachs qui aurait aidé la Grèce à emprunter des milliards d’euros en toute discrétion pour contourner les règles européennes limitant le niveau de la dette publique, puis aurait, à prix d’or, conseillé son gouvernement dans la mise au point d’artifices comptables destinés à dissimuler cette situation, avant de s’enrichir sans vergogne en spéculant sur les conséquences de la révélation de ces tripatouillages ! Il y aurait donc bien, comme l’indique le titre du dernier ouvrage de l’économiste Daniel Cohen paru en septembre 2009, une prospérité du vice…

Pour pathétique qu’elle soit, cette affaire ne demeurera sans doute qu’un épiphénomène dérisoire ; elle fournira tout au plus matière à un énième chapitre d’un futur livre sur la crise du système dans lequel nous évoluons, qu’on oubliera très vite. De la Grèce, nous ne retiendrons jamais, comme l’écrivait jadis Jacqueline de Romilly, que l’incroyable influence qu’ont exercé, en presque tous les temps et dans tous les pays, les œuvres de ses artistes, la pensée de ses philosophes, et jusqu’à ses mots. Extraordinaire destin, quand on y pense, que celui de cette Grèce qui n’a conquis aucun peuple, exporté aucune de ses institutions et n’a même pas su faire son unité, vaincue tour à tour par les Macédoniens puis par les Romains, mais dont la culture, produite pour l’essentiel en l’espace d’un seul siècle, aura durablement imprégné l’Occident tout entier par l’invention de la démocratie, de la réflexion politique, de la tragédie et de l’histoire.

La gratitude n’est certes pas une vertu collective, mais le souvenir de cet héritage irremplaçable vaut bien les quelques efforts financiers que la Grèce demande, non sans humilité, à l’Europe.