26 juin 2008

Tribulations européennes

Selon Marx, l’Histoire se répète ; la première fois, elle se présente sous la forme d’une tragédie, la seconde sous celle d’une farce. Sans vouloir faire injure aux Irlandais, le « non » massif qu’ils viennent d’infliger aux partisans du Traité de Lisbonne, après celui des Français et des Néerlandais au Traité constitutionnel, en 2005, relève peut-être de la seconde catégorie. Quoi qu’il en soit, la construction européenne se remettra-t-elle de ce nouvel obstacle placé sur le chemin de la réforme - nécessaire, tout le monde en convient - de ses institutions ? Il n’est pas interdit de l’espérer même si l’idée de soumettre ces farouches Irlandais à un nouveau référendum jusqu’à ce qu’ils finissent par approuver ce traité dit « simplifié » défie l’entendement démocratique.


En France, ce « non » celtique tonitruant a réjoui tous ceux qui, en 2005, s’opposaient à la Constitution: les europhobes d’extrême droite arcboutés sur la défense d’un nationalisme prospérant sur le terreau de la peur de l’immigration et de l’islamisation de la société, les souverainistes de droite et de gauche pour qui la nation doit demeurer le lieu quasi unique de l’expression de la démocratie républicaine, les néo-barrésiens attachés à leur région ou à leur village comme source identitaire première, et les antilibéraux altermondialistes qui récusent la logique marchande qui sous-tend, selon eux, l’évolution de la construction européenne (lire à ce sujet Olivier Rozenberg in Les Résistances à l’Europe de J. Lacroix et R. Coman, Université de Bruxelles, 2007).

Ces discours, fondés sur des affirmations péremptoires - l’Europe a déçu, l’Europe effraie, l’Europe ne sait pas se faire aimer des Européens - sont désormais bien connus. Au lieu d’évoquer sur le mode lyrique de ses débuts la paix, la justice, la liberté et l’égalité, son nom serait devenu synonyme de bureaucratie tatillonne, machine à produire des directives absconses, à casser les services publics, à favoriser les délocalisations au nom de la sacro-sainte libre concurrence et à empêcher les gouvernements nationaux de creuser librement de bons déficits pour boucler leurs budgets.

Les ricaneurs diront que les dirigeants européens n’ont que ce qu’ils méritent, que les institutions européennes, loin d’élever le niveau de liberté et de protection sociale des citoyens de ce continent, contribuent au contraire à rogner les acquis propres à chacune des nations membres de l’Union en acculturant la philosophie anglo-saxonne du « moins d’Etat » dans des pays de vieille tradition d’économie administrée. D’où une perte de repères fatale à toute avancée dès lors qu’elle fait redouter, à tort ou à raison, aux peuples interrogés, confrontés à la révolution de la mondialisation, de nouveaux sacrifices sur l’autel du libre-échange. Il y a sans doute une part de vérité dans tout cela lorsque l’on sait qu’en Irlande les femmes, les jeunes de 18 à 29 ans, les ouvriers et les employés ont massivement rejeté le texte qu’on leur proposait de voter tandis que la frange la plus « dynamique » de la population, la plus internationalisée aussi, a, de son côté, majoritairement approuvé le traité.

Doit-on en conclure, comme The Economist de Londres, qu’un collège électoral composé, comme au XIXème siècle, de propriétaires âgés de sexe masculin aurait produit un « oui » massif ? En fait, chacun sait que très peu nombreux sont ceux qui, en France, aux Pays-Bas, en Irlande (qui ont dit « non ») ou en Espagne et au Luxembourg (qui ont dit « oui »), parmi les citoyens appelés aux urnes ont pris la peine de lire le texte hyper complexe qui leur a été soumis. Et quand bien même tous l’auraient lu - le premier ministre irlandais a lui-même reconnu ne pas être parvenu à le lire entièrement ! -, combien l’auraient compris ? Force est donc de constater que le rejet ou l’adhésion se déterminent, non pas sur l’analyse personnelle des causes ou des effets, mais généralement sur des slogans, des impressions, des sentiments, des convictions, des espoirs. Certains diront que c’est le principe de la démocratie et que le peuple souverain doit avoir le dernier mot. Encore faut-il faire en sorte qu’il ne soit pas le jouet des campagnes les plus démagogiques.