24 déc. 2010

Les infortunes de la vertu

L’affaire WikiLeaks dont, malgré ses ennuis judiciaires, le fondateur, Julian Assange, vient d’être désigné comme l’homme de l’année par la rédaction du quotidien Le Monde, donne une bonne occasion de faire le point sur l’état de la liberté de la presse en France, que le classement publié au mois d’octobre dernier par l’organisation Reporters Sans Frontières met au 44ème rang mondial. Loin derrière les pays du nord de l’Europe comme la Finlande, l’Islande, la Norvège, la Suède, ou encore les Pays-Bas et la Suisse. Selon RSF, en effet, « l'année 2010 a été marquée par plusieurs agressions contre des journalistes, des mises en examen, des violations ou tentatives de violations du secret des sources et surtout un climat lourd de défiance envers la presse. La majorité présidentielle a eu des mots très menaçants, parfois insultants, envers certains médias. Ces déclarations ont eu une résonance mondiale et, dans beaucoup de pays, le gouvernement français n'est plus considéré comme respectueux de la liberté d'information ».

L'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 dispose pourtant que la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux, chacun pouvant donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi, en l’espèce celle du 29 juillet 1881. C’est sur la base de ces principes partagés par toutes les démocraties de la planète que cinq grands journaux, parmi lesquels Le Monde et le New York Times, ont décidé de publier en feuilleton pendant des semaines, quoique avec moult précautions, les innombrables télégrammes diplomatiques américains fournis par WikiLeaks, dont plus d’un présentent un caractère plus anecdotique qu’informatif. Particulièrement lorsque les diplomates brossent, non sans humour, le portrait psychologique des dirigeants qu’ils rencontrent.

Dans le sillage des politiques, certains juristes bien pensants n’ont pas manqué de s’indigner devant cette déferlante d’informations, les medias concernés étant tour à tour accusés, sous couvert de transparence, de verser dans le sensationnalisme, ou de faire preuve d’irresponsabilité lorsqu’ils prennent prétendument le risque de divulguer la liste de lieux potentiellement visés par des attentats terroristes. Le tout, bien entendu, par souci mercantile, crise de la presse oblige... Et de rappeler doctement, droit pénal à l’appui, que les droits et libertés fondamentaux ne sont pas absolus, que leurs limites fluctuent en fonction des autres droits et libertés avec lesquels ils sont susceptibles d’être mis en balance. Tout en précisant, comme pour atténuer la portée de leur vertueuse condamnation, que la jurisprudence européenne refuse que soit qualifiée pénalement la divulgation d'un secret dès lors qu'il permet d'informer l'opinion publique sur des "questions d'intérêt général".

On peut philosopher à l’infini sur le problème des limites de la liberté d’informer. Il serait cependant hautement regrettable que le tintamarre médiatique provoqué par la révélation de pseudo-secrets d’Etats, dans des conditions incomplètement connues et dont nul ne sait encore si elle n’a pas été un brin provoquée, justifie, dans l’empressement et la précipitation, une régression de la liberté tout court.