5 oct. 2010

Retour sur l'histoire

Sous la signature de Philippe Pétain, chef de l’Etat français, était promulgué le 3 octobre 1940 le premier Statut des juifs. Une loi savamment concoctée par le sinistre Raphaël Alibert et destinée à exclure radicalement, sauf cas exceptionnels admis par décret individuel, les juifs de la haute fonction publique, de la magistrature, de l’Armée, du corps enseignant, de la presse, du cinéma, du théâtre et de la radio, seuls les juifs pouvant exciper de faits de guerre ou décorés à titre militaire étant admis à occuper des emplois publics subalternes. En outre, pour les professions libérales, d’auxiliaires de justice et d’officiers ministériels, il était prévu l’instauration éventuelle de systèmes de quotas visant à expurger ces professions des juifs « en surnombre ». Le second Statut des juifs du 4 juin 1941 complètera encore la liste des métiers interdits en y incluant notamment la banque et la finance, les métiers de bourse et de courtage, la publicité, l’immobilier, les jeux, l’exploitation des forêts…


Révélé par Serge Klarsfeld à l’occasion du soixante dixième anniversaire du premier Statut, un nouveau document historique remis au Mémorial de la Shoah à Paris montre que, en annotant le projet de sa propre main, le maréchal Pétain a lui-même durci et aggravé le sort des juifs en étendant et en généralisant l’anathème, par sa seule volonté, à des professions comme l’enseignement qui n’étaient pas comprises parmi les exclusions, mais aussi en refusant d’épargner comme le prévoyait le projet d’origine "les descendants de juifs nés français ou naturalisés avant 1860". Une découverte qui fait voler en éclat la thèse maintes fois ressassée par les défenseurs du vieux maréchal selon qui, sous la férule du vainqueur allemand, il avait entendu protéger de son mieux les juifs français. Né au beau milieu du XIXème siècle, pénétré jusqu’au tréfonds par la haine antisémite des Toussenel, Drumont et autres Barrès, Pétain partageait sans aucun doute leur aversion foncière pour ceux en qui il croyait discerner l’anti-France. A la faveur d’un contexte tragique qui vit disparaître en un clin d’œil les institutions républicaines, une faction démente s’empara du pouvoir pour mener sans vergogne une politique de spoliation et de paupérisation d’une frange entière de la population, ainsi vouée à être éliminée purement et simplement du corps social et, les plus lucides ne pouvaient l’ignorer, à être exterminée. A sa tête de cette clique, n’en déplaise aux indulgents ou aux naïfs, le maréchal n’exerça jamais de rôle modérateur.

Relu aujourd’hui dans un pays qui proscrit les statistiques ethniques ou religieuses, qui prône l’assimilation forcenée de ses immigrés dans une communauté nationale perçue et voulue comme une et indivisible, qui a institué une Haute Autorité de lutte contre les discriminations et qui a fait du devoir de mémoire un impératif catégorique au point de rejeter dans un mouvement d’horreur l’essentiel de son histoire coloniale, l’article 1er de cet inouï Statut des juifs a de quoi éberluer les cyniques. Rédigé dans le style administratif apparemment sec, neutre et rationnel des législations modernes, ce texte semble pourtant prendre sa source quelque part dans l’obscurité profonde d’un Moyen-Age livré à l’Inquisition. « Est regardé comme juif, dit la loi de 1940, toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif ». Si le mystérieux concept légal de « race juive » venait ainsi de naître, il reviendra à la loi de 1941 de réparer l’omission en décrétant « de race juive le grand-parent ayant appartenu à la religion juive », ainsi que « celui ou celle qui appartient à la religion juive, ou y appartenait le 25 juin 1940, et qui est issu de deux grands-parents de race juive ».

Dans cette invraisemblable législation, race et religion, marqueur ontologique, se confondaient donc en s’engendrant mutuellement, la religion hébraïque des grands-parents gravant dans la chair de tout un chacun, fut-il lui-même chrétien, agnostique ou athée, l’empreinte indélébile et irrémissible de l’étranger honni. Dans ses Réflexions sur la question juive, Sartre en déduira que c’est finalement moins leur passé, leur sol ou leur religion qui unissent « les fils d’Israël », mais leur situation commune d’individus vivant au sein d’une communauté « qui les tient pour juifs » et que les nations ne veulent pas assimiler. Une opinion qui, quelques années après Vichy, avait encore tout son sens.

Le 3 octobre 1980, quarante ans jour pour jour après la promulgation du premier Statut des juifs avait lieu l’attentat antisémite de la synagogue de la rue Copernic à Paris, qui fit quatre morts parmi les passants. Simple coïncidence de dates ou choix commémoratif délibéré, cet évènement est venu nous rappeler à point nommé que ce XXème siècle écoulé, qui se voyait comme l’aboutissement de la civilisation et du progrès, et qui a connu l’expérience innommable de la désolation et de l’anéantissement de la civilisation européenne dans une double guerre totale, a inventé, selon le mot d’André Frossard, le crime d’être né.

On peut objecter qu’il est abusif de voir dans l’attentat de 1980 le lointain écho de la fureur antisémite de 1940, les situations, les causes et l'impact historique étant irréductibles les unes aux autres. Il reste que, au-delà des alibis commodes, on doit pas se lasser de s’interroger sur la force qui pousse certains à s’arroger le droit de décider que d’autres, par le simple fait d’être nés, devraient être retranchés du monde.